On oublie bien souvent la place qu’occupe Charles Lecocq dans le répertoire lyrique dit « léger », le compositeur français ayant eu la lourde charge de succéder à Jacques Offenbach dans le cœur du public parisien. Moins satiriques que celles de son aîné, ses opérettes se veulent plus simplement divertissantes, mais toujours inventives et pleines d’humour, remplies de mélodies bien troussées et de rythmes entêtants. Au-delà de la bien connue Fille de Madame Angot et du malicieux Petit Duc, on trouve de belles œuvres telles que Giroflé-Girofla, Le Jour et la Nuit ou encore La Jolie Persane. C’est parmi ces raretés que l’Opéra Comique a choisi, en coproduction avec l’Opéra de Rouen, d’exhumer le rare Ali Baba, créé en 1887 à Bruxelles. Le sujet est bien connu, bien que l’histoire ait été revue et corrigée par les librettistes pour s’adapter aux codes de la scène opératique. Ali Baba, célibataire mais courtisé par sa cousine Zobéide, vit misérablement avec sa servante Morgiane, achetée par lui alors qu’elle était enfant et qui nourrit pour son maître de tendres sentiments. Son cousin – et propriétaire – Cassim le menaçant d’expulsion, le bon Ali Baba croisera la route de quarante voleurs plus bêtes que méchants… et chacun sait la suite.
Sésame, ouvre-toi
Ce sujet inspire visiblement le compositeur, moins pour un orientalisme a priori inévitable qui n’apparaît finalement jamais – et c’est tant mieux ainsi – que pour une fantaisie musicale qu’on déguste avec autant de gourmandise – l’entrée des quarante voleurs – que d’émotion – la romance d’Ali Baba, petit bijou de sensibilité à fleur de notes –.
Soucieuse d’actualité, la mise en scène d’Arnaud Meunier laisse de côté les Mille et une nuits pour stigmatiser la société de consommation moderne à coup de grands panneaux publicitaires et d’escalators à usages multiples, le héros devenant ainsi technicien de surface dans le grand magasin de Cassim. Une scénographie très simple, parfois trop, pour un parti-pris défendu maladroitement et qui peine à convaincre. Surtout, on finit par se lasser des innombrables et interminables baissers de rideau dès que le décor doit changer, cassant systématiquement le rythme qui venait tout juste de s’installer, un comble pour un ouvrage aussi bariolé !
Sur le plateau, beaucoup de jeunes chanteurs au style surveillé et châtié, mais qui gagneraient à prendre davantage leur temps dans les dialogues parlés, parfois difficilement compréhensibles à force de précipitation.
On salue tout d’abord l’excellent Tassis Christoyannis dans le rôle-titre. Après Bochoris dans Les Mystères d’Isis à Pleyel et Danaüs dans Les Danaïdes de Salieri à l’Opéra Royal de Versailles, voilà encore un nouveau personnage du répertoire français pour le baryton grec – dont vient d’ailleurs de sortir sur le marché discographique un enregistrement des mélodies de Félicien David –. Le chanteur se révèle une fois de plus parfaitement à l’aise avec cette écriture convenant admirablement à sa voix à la fois chaude et moelleuse, servant une diction remarquable et ciselant de magnifiques nuances. Le comédien n’est pas en reste, d’un détachement très boulevardier et pourtant toujours dans l’expression juste.
A ses côtés, Sophie Marin-Degor croque une Morgiane toute de douce mélancolie et de tendre sensibilité, elle aussi excellente diseuse et musicienne consommée, assurant de beaux aigus et de délicates demi-teintes.
Irrésistible, la Zobéide de Christianne Bélanger, qu’on est heureux de retrouver depuis sa victoire en septembre dernier au Concours de Canari, où elle avait stupéfait l’auditoire avec une Favorite donizettienne de grande école. Avec ce rôle gouailleur à l’ardeur débridée, la mezzo canadienne peut déployer un talent comique qu’on ne lui soupçonnait pas, ensoleillant certaines de ses répliques par son délicieux accent. La voix se montre longue et très bien conduite, techniquement assurée et l’interprète ne fait qu’une bouchée de ses airs. On espère à présent revoir cette belle chanteuse dans des rôles plus conséquents.
Très beau trio de ténors avec le Cassim de François Rougier, impeccable et hilarant, le Saladin énamouré « in English » de Mark van Arsdale, ainsi que le Zizi percutant de Philippe Talbot, malheureusement privé de son air, mais qui rachète la mise avec quelques suraigus insolents judicieusement placés.
Athlète accompli, Vianney Guyonnet laisse entendre avec son Kandgiar une intéressante voix de baryton-basse, tandis que Thierry Vu Huu s’en donne à cœur joie dans le Cadi Maboul.
On salue également la prestation du chœur, superbement préparé par Christophe Grapperon. A la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Haute-Normandie, Jean-Pierre Haeck sait éviter toute surcharge inutile et rend ainsi justice avec brio à cette musique délicieuse. Une agréable découverte, qui aurait mérité davantage de moyens visuels, mais qui se savoure néanmoins comme une pâtisserie orientale.
Paris. Opéra Comique, 12 mai 2014. Charles Lecocq : Ali Baba. Livret d’Albert Vanloo et William Busnach. Avec Ali Baba : Tassis Christoyannis ; Morgiane : Sophie Marin-Degor ; Zobéïde : Christianne Bélanger ; Zizi : Philippe Talbot ; Cassim : François Rougier ; Saladin : Mark van Arsdale ; Kandgiar : Vianney Guyonnet ; Maboul, le Cadi : Thierry Vu Huu. Chœur : accentus ; Chef de chœur : Christophe Grapperon. Orchestre de l’Opéra de Rouen Haute-Normandie. Direction musicale : Jean-Pierre Haeck. Mise en scène : Arnaud Meunier ; Décors : Damien Caille-Perret ; Costumes : Anne Autran Dumour ; Lumières : Nicolas Marie ; Dramaturgie : Laure Bonnet ; Collaboration aux mouvements : Jean-Charles Di Zazzo ; Chef de chant : Christophe Manien