Composé en 1819 par Rossini pour le San Carlo de Naples, Ermione laisse momentanément de côté le genre bouffe ou semi-serio pour lorgner du côté de la tragédie (le livret de Andrea Leone Tottola s’inspire de l’Andromaque de Racine) en adoptant les préceptes de la réforme gluckienne. Armida, Mosè in Egitto, ou Ricciardo e Zoraide, tous représentés à Naples, avaient en quelque sorte préparé le terrain. La présence massive des chœurs (insérés dès le milieu de l’ouverture, conférant d’emblée à l’opéra une force dramatique sans précédent), les airs aux changements fréquents de tempo qui s’inscrivent dans des ensembles plus vastes, alternant partie solistes, ensembles et chœurs, un accompagnement orchestral ininterrompu depuis l’abandon du récitatif secco en 1815 avec Elisabetta regina d’Inghilterra, montrent les liens que cet opéra atypique dans la carrière du Cygne de Pesaro entretient avec le genre tragique, sans que le cantabile du Signor Crescendo n’entrave pour autant la noble grandeur de la pièce. Car le style rossinien est bien là, malgré les accointances évidentes avec le modèle français, et le compositeur ne dédaigne nullement les pyrotechnies vocales et les sauts d’octaves proprement époustouflants qui expliquent que cet opéra soit rarement donné (après l’échec de la première, il aura fallu attendre 1977 pour la version en concert, et 1986 pour une reprise scénique). On ne peut, une fois de plus, que féliciter l’Opéra de Lyon d’avoir programmé cet incroyable chef-d’œuvre, défendu in loco par une distribution en tous points, exceptionnelle.
Concert d’exception : Ermione triomphe à Lyon
Dans le rôle-titre, l’américaine Angela Meade impressionne de bout en bout. La férocité du personnage, sa jalousie maladive, non dénuée d’humour lorsqu’elle qualifie sa rivale Andromaque de « relique de Troie », en font une cousine idéale de Médée (à quand une Medea in Corinto de Mayr avec elle ?). L’étendue de son registre, l’extrême variété de son chant, capable des plus virulents emportements comme des sons filés les plus intimistes, culminent dans la grande scène du second acte, véritable climax de la partition. Le spectateur est littéralement cloué à son siège, à l’affût des moindres variations métronomiques. Michael Spyres campe un Pirro magistral et confirme qu’il n’a pour l’instant pas de concurrent sérieux. Le rôle, créé par le légendaire Andrea Nozzari, exige là encore un ambitus vocal très étendu qu’il maîtrise à la perfection, tant les écarts sont à la fois extrêmes et fréquents et tout aussi déconcertants, comme ils ont pu l’être pour le public napolitain. Andromaque a la voix d’airain de Eve-Maud Hubeaux, entendu dans le Penthesilea de Dusapin à Bruxelles et ses interventions, dès la cavatine initiale, sont pleines d’une émotion contenue (magnifique aria di tomba, « Ombra del caro sposo », en duo avec Pirro à l’acte II) qui rend sa joute avec Hermione d’autant plus bouleversante. Dans le rôle tout aussi exigeant d’Oreste, le ténor russe Dmitry Korchak possède un abattage et une vigueur qui rappellent la glorieuse trajectoire de Chris Merrit ; son entrée aux côtés du ténor Enea Scala, vu la saison dernière dans la Juive, montre l’exceptionnel niveau d’exigence et de qualité assuré par la maison lyonnaise. Le Pilade de Scala, plus réservé sur le plan de l’intrigue, ne l’est aucunement sur le plan vocal, et ses interventions en duo avec Oreste, sont de grands moments à la fois dramatiques et musicaux. Seule la basse Patrick Bolleire, dans le rôle de Fenicio, semble légèrement en retrait, mais le personnage est moins impliqué vocalement et dramatiquement que les précédents (très beau duettino cependant, avec Pilade au second acte, « A così triste immagine »), et la projection, l’engagement dramatique, ne sont guère pris en défaut. Le quatrième ténor de la distribution, André Gass incarne un très beau Attalo, et dans ses rares interventions, laisse transparaître un timbre lumineux, parfaitement projeté, au point qu’on eût aimé l’entendre davantage. Les autres interprètes féminines, Rocio Perez (Cleone) et Josefine Göhmann (Cefisa), complètent une distribution de très grande tenue, entourée par les chœurs de l’Opéra de Lyon, excellemment préparés, comme toujours, par Philipp White. Dans la fosse, la silhouette chétive d’Alberto Zedda, infatigable défenseur du Rossini serio, dirige une excellente phalange lyonnaise, du haut de ses quatre-vingt huit ans, avec une assurance distinguée, presque trop discrète.
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Compte-rendu opéra. Opéra de Lyon, Rossini, Ermione, 13 novembre 2016. Angela Meade (Ermione), Eve-Maud Hubeaux (Andromaca), Michael Spyres (Pirro), Dmitry Korchak (Oreste), Patrick Bolleire (Fenicio), Enea Scala (Pilade), Rocio Perez (Cleone), Josefine Göhmann (Cefisa), André Gass (Attalo), Orchestre et Chœurs de l’opéra de Lyon, Alberto Zedda (direction), Philip White (chef des chœurs).