Compte rendu, opéra, Dijon, Opéra / Auditorium, le 18 mars 2018, Verdi : Simon Boccanegra. Roberto Rizzi Brignoli / Philipp Himmelmann. Huit mois avant l’opéra Bastille, celui de Dijon, associé à ceux de Rouen et de Klagenfurt, propose une extraordinaire réalisation de Simon Boccanegra, hymne à la liberté et à la bonté, dont le message est d’une criante actualité. Verdi, à travers son héros auquel il s’identifie, nous délivre un message de paix, de justice, de fraternité, d’union des peuples qui dépasse les convulsions de l’Italie tiraillée entre ses nationalismes et son aspiration à l’unité. Si le public demeure frileux, méfiant à l’endroit de tout ce qui lui est inconnu, les spectateurs de la belle salle de la troisième – où l’on parlait bien d’autres langues que la nôtre – n’ont pas regretté leur déplacement : ils ont eu la chance d’assister à une production exceptionnelle, digne des institutions les plus prestigieuses. Rares sont en effet les réalisations à la sortie desquelles on regrette qu’elles soient achevées, et qui vont nous poursuivre des heures, des jours durant.
Un opéra pour notre temps
Depuis les guerres napoléonniennes, Gênes vivait dans un climat insurrectionnel proche de celui du livret, où Gibelins prolétaires et Ghelfes aristocrates se déchiraient . L’atmosphère de guerre civile, les âpres luttes pour la conquête du pouvoir sont un des ressorts de la tension dramatique,. Boccanegra ouvre la période cavourienne de Verdi. Malgré une intrigue complexe, artificielle, une histoire sombre dominée par les hommes, le bonheur et l’émotion vous accompagnent du début à la fin, on oublie vite l’aspect rocambolesque du livret , à l’égal de celui du Trouvère, du même Gutièrrez, pour cet immense drame, collectif et individuel, dont le peuple est le témoin, sinon l’acteur, à l’égal de Boris Godounov. Le prologue surprend, interroge. Pourquoi ce cube sinistre où cohabitent une pendue et un cheval, bien vivant, associé à la mort ? Que font donc les protagonistes qui échangent dans l’ombre, de part et d’autre, pour que le nouveau doge soit de leur parti ? Tout s’éclaire progressivement, au propre comme au figuré. Le désespoir du père, sa révolte et son désir de vengeance, les chœurs en coulisses, l’effondrement de Simon et le récit de la disparition de l’enfant…Ce prologue porte en germe tous les éléments du drame qui se jouera vingt-cinq ans plus tard.
Etienne Pluss, auquel on doit la scénographie, et Philipp Himmelmann, metteur en scène, ont conçu un décor monumental, modulable, parfois animé, relativement neutre, dont seules les dimensions, l’architecture et les riches tapisseries attestent la puissance de Gênes. Au centre de cet immense plateau, cette chambre sinistre où pend le cadavre de Maria, camera oscura que rejoindra Simon au terme de l’ouvrage. Des éclairages inventifs, toujours appropriés magnifient les scènes, mettent en relief tel ou tel élément. Ainsi, pour éviter le statisme à la lente agonie de Simon, les pales des ventilateurs situés au dessus des portes latérales sont traversées par le faisceau lumineux et impriment cette marque inexorable du temps. Fabrice Kebour a réalisé là un travail exemplaire qui participe pleinement à la réussite visuelle de l’ouvrage. La direction d’acteurs, les mouvements du chœur sont particulièrement soignés : tout est juste, sans outrance aucune, et l’émotion est au rendez-vous.
La distribution – comme l’intense et long travail préparatoire – nous vaut une équipe équilibrée et en parfaite harmonie. Vittorio Vitelli campe un Simon jeune et passionné au prologue, dont la maturité, la noblesse de caractère, l’autorité naturelle et la bienveillance paraissent naturels aux actes suivants. Immense baryton, il tient là un rôle en parfaite adéquation avec ses moyens. Le timbre est chatoyant, la voix sonore et égale dans toute son étendue, aux aigus clairs, la diction exemplaire. Son air « Plebe ! Patrizi ! Popolo ! » est splendide, tout comme chacun de ses nombreux duos et ensembles, avec tous les protagonistes de l’histoire. Son rival politique, le guelfe Fiesco, dont il aimait la fille, est Luciano Batinic, remarquable basse. Son évolution psychologique, de la mort de Maria et à l’affrontement violent avec Boccanegra, puis à la réconcialiation au terme du drame, est clairement dessinée. Son ultime duo est peut-être la plus belle page. Pablo, qui poussa Simone Boccanegra, le corsaire, à briguer et à conquérir le pouvoir, est incarné par Armando Noguerra. Grand baryton que l’on a déjà eu l’occasion d’apprécier, dans Rossini, tout particulièrement, il est ici, le politique dévoré par l’ambition, dont l’amitié va sa muer en haine assassine. La vérité du chant et du jeu n’appelle que des éloges. Belle voix de basse, ample, sonore, Maurizio Lo Piccolo chante Pietro avec justesse, au prologue et au premier acte. L’emploi de ténor, évidemment réservé à l’amoureux d’Amelia, Gabriele Adorno, est confié à Gianlucca Terranova, ovationné particulièrement par le public. Son chant, stylé, sensible et toujours vrai, traduit à merveille la passion qu’il éprouve. Seul rôle féminin, Amelia, déchirée entre l’amour de Gabriele, puis celui de son père, est Keri Alkema, grande voix américaine dont l’italien paraît irréprochable pour des oreilles françaises. Verdienne, manifestement, la voix est opulente. La puissance, le phrasé et le soutien, les couleurs, avec des graves solides et des aigus de rêve, tout est là. Exemplaire, remarquablement préparé par Anass Ismat, le chœur est un protagoniste à part entière. Du prologue, sur scène puis en coulisse, c’est le peuple (les gibelins) qui choisit son candidat à la magistrature suprême, puis ce sont les commentaires éplorés de la mort de Maria (Miserere). Tout au long de l’ouvrage, le chœur est essentiel. Les finales atteignent une force dramatique rare. Celui du deuxième acte , avec son trio, les chœurs et un orchestre chauffé à blanc est un régal.
L’Orchestre Dijon-Bourgogne, sous la baguette experte de Roberto Rizzi Brignoli, s’y montre à son meilleur niveau, admirable. La richesse de l’écriture, qui suffirait à elle seule à qualifier de chef-d’œuvre cet opéra, est magnifiée. Des accents farouches et à la puissance des finales des deux premiers actes aux couleurs chambristes du dernier, la palette expressive la plus large nous est offerte, avec toutes ses séductions, au point qu’on oublierait Abbado et Muti. Chaque pupitre, chaque soliste (ainsi la clarinette qui introduit le premier air d’Amelia) n’appellent que des éloges. La progression du dernier acte laisse sans voix, nous étreint.
——————————-
Compte rendu, opéra, Dijon, Opéra / Auditorium, le 18 mars 2018, Verdi : Simon Boccanegra. Roberto Rizzi Brignoli / Philipp Himmelmann. Crédit photo © Opéra de Dijon