Compte rendu, ballet. Paris. Palais Garnier. 28 septembre 2016. Tino Sehgal, Peck, Pite, Forsythe… Chorégraphes. Arthus Raveau, Marion Barbeau, Marie-Agnès Gillot, Hugo Marchand, Ludmila Paglierot… Ballet de l’Opéra de Paris. Elena Bonnay, Vessela Pelovska, piano. Philip Glass, James Blake, Max Richter, Ari Benjamin Meyers, musiques. Nous sommes invités à la deuxième représentation du programme ouvrant la saison Danse 2016 – 2017 à l’Opéra National de Paris. Aux reprises heureuses de « In Creases » de Justin Peck et du délicieux « Blake Works 1 » de William Forsythe se joignent une création du chorégraphe conceptuel Tino Sehgal et la création de « The Season’s Canon » de la chorégraphe canadienne Crystal Pite. Une soirée contemporaine, protéiforme, aux curieuses ambitions extra-chorégraphiques.
Tino Sehgal où l’art qui n’ose pas dire son nom
Sonate divertissante, ma non tanto
Une heure avant la présentation les espaces publics du Palais Garnier sont habités par quelques œuvres de Tino Sehgal. L’artiste contemporain tient la bannière de l’art éphémère et provocateur, ma non troppo, il réussit à distraire le public se promenant à l’Opéra. Comme une forme sonate, il clôture la soirée avec une création sans titre où, pendant les 12 minutes de la fabuleuse musique live du compositeur Ari Benjamin Meyers, il y a un peu de danse, un peu partout dans la salle sauf sur scène. Puis les quelques danseurs du Corps de Ballet chantent un peu en quittant l’auditoire qui est sensé le suivre jusqu’au grand escalier, où ils continuent à faire des notes, plus ou moins, devant les yeux béats de la grande majorité des spectateurs. Dans un coin, se trouve Tino Sehgal avec un visage rayonnant d’auto-satisfaction. Nous félicitons d’ores et déjà l’administration de l’Opéra pour ces efforts visant l’élargissement des horizons artistiques de la maison nationale, et en conséquence l’ouverture du public, habitué à une autre dynamique. Sur ce, la création de Sehgal est de grand intérêt parce qu’elle permet d’éveiller davantage l’esprit critique, peut-être trop longtemps distrait par la beauté immaculée et l’excellence technique de la danse classique française. Or, l’œuvre elle même, à laquelle on dédie 5 pages au programme expliquant le concept, ou plutôt l’absence de, laisse perplexe. A côté de la richesse chorégraphique et la profondeur conceptuelle de « 20 danseurs pour le XXe siècle » de Boris Charmatz, qui a ouvert la saison précédente de façon étonnante, la « chorégraphie » de Sehgal paraît beaucoup trop modeste, pour dire le moindre.
Décontraction, athlétisme et brio américains à Paris
DÉCONTRACTION, ATHLÉTISME ET BRIO AMÉRICAINS À PARIS. En mars 2016, le jeune danseur et chorégraphe Justin Peck fait ses débuts à l’Opéra de Paris avec « In creases », maintenant repris pour l’ouverture de la saison. La musique répétitive de Philip Glass, parfaitement interprétée par Mme. Bonnay et Mme. Pelovska aux pianos, est le fond musical idéal pour la danse athlétique et géométrique du jeune américain. Dans la distribution de cette représentation, Arthus Raveau, Premier Danseur, fait les plus beaux sauts et a la présence la plus marquante du côté des danseurs. Chez les danseuses, le Coryphée Letizia Galloni brille toujours dans ce style à la technique percutante, ainsi que le Sujet Marion Barbeau, avec du peps. Vient ensuite la très attendue reprise de Blake Works 1 de William Forsythe, commande de la maison créée en juillet 2016. Sur la musique électro de James Blake (7 morceaux de son dernier album sont utilisés), les fabuleux danseurs du ballet interprètent ce délicieux cadeau et hommage à la danse dans toutes ses formes.
Pour cette reprise avec une distribution légèrement modifiée, le style décontracté néo-classique de Forsythe est toujours là, et nous sommes étonnés de découvrir le Coryphée Hugo Vigliotti tout à fait remarquable lors du deuxième mouvent, le trio « Put that away ». Il fait preuve d’une belle perfection technique, avec ses mouvements saccadés, une désarticulation, une gestuelle et une fluidité surprenantes (surtout après les performance révélatrices du très jeune Coryphée Pablo Legasa aux premières passées). Le Premier Danseur François Alu dans le duo avec Léonore Baulac « Color in anything » prend des libertés heureuses à l’occasion. Si en juillet, nous attendions avec impatience la fin du morceaux (le seul bémol, et petit, de la création), nous trouvons à présent, le couple digne d’éloges, Alu un peu moins utilitaire, faisant davantage des tours qu’il affectionne, et la Baulac est toujours une vision de la danseuse classique par excellence, expressive et virtuose. « I hope my life » est un moment où la fugue et l’entraînement chers à Forsythe se mettent le plus en évidence, avec les géniales performances d’Hugo Marchand et Léonore Baulac, ainsi que Ludmila Pagliero et Germain Louvet. Les premiers sont tout entrain, sans arrêt, avec une allure hyper stylisée. Les seconds rayonnent techniquement, la Pagliero avec une extension insolite, des pointes saisissantes, et l’attitude de Star et/ou Etoile qui lui sied bien ; Louvet avec ce je ne sais quoi d’élégance et de légèreté, il deviendra peut-être le Prince Désiré de la compagnie, telles sont ses qualités.
Dans le « Wave Know Shores » qui suit remarquons l’interprétation du Sujet Sylvia Saint-Martin, à la présence distinguée, et avec un investissement palpable se traduisant en une danse alléchante. « Two Men Down » met en valeur les beautés et physiques et artistiques des danseurs hommes. Comme ce fut le cas à la création, le Premier Danseur Hugo Marchand est hyper performant, athlétique à souhait. S’il est un peu moins sauvage qu’à la création, l’attitude relax dont il fait preuve ce soir s’accorde superbement au langage Forsythien, où la formidable exigence technique est habillée d’une désinvolture à l’effet frappant. A la fin du ballet, nous sommes littéralement abasourdis par les bravos sonores de l’auditoire. Un aspect révélateur de la réussite de cette dernière création parisienne de Forsythe (en dépit des critiques isolées souvent liées aux préjugés sur la musique électro-soul), est le fait qu’il touche, visiblement, un grand échantillon de la population ; notre voisine de gauche criait ses poumons en louange aux danseurs, celles de droites également, inondant la salle de la vibration la plus gratifiante pour un artiste. La première avait 75 ans, les dernières étaient dans la trentaine. Il eut au moins 8 rappels bien mérités !
La création de Crystal Pite vint après. Invitée à l’Opéra pour la première fois, elle propose une chorégraphie sur la musique des Quatre Saisons de Vivaldi revisitée par le compositeur Max Richter. Ancienne danseuse du ballet de Francfort et chorégraphe résidente au Nederlands Dans Theater « The Seasons’ Canon » met en mouvement un grand nombre de danseurs de la compagnie dont notamment les fantastiques Etoiles Marie-Agnès Gillot, Ludmila Pagliero et Alice Renavand, ainsi que les Premiers Danseurs Vincent Chaillet, Alessio Carbone et François Alu. L’œuvre d’une étrangeté saisissante impressionne d’abord par les tenues, tous les danseurs, genres confondus, portent des pantalons baggy à l’air quelque peu post-apocalyptiques et des hauts transparents, ils sont de même tâchés d’une encre turquoise au niveau du cou. Le tout visuel a un aspect tribal transfiguré. Pite se sert de la technique même du contrepoint musical pour faire des tableaux tout à fait organiques, relevant de la nature… Ainsi, amibes et mille-pattes sont représentés sur scène par le moyen de la danse. Il y a là aussi un sens de l’abandon, les mouvements sont parfois presque expressionnistes, mais surtout contemporains. Les questions de genre et de lignes des jambes n’existent pas dans la masse des 54 danseurs aux costumes identiques, enchaînant une série de mouvements contrapuntiques à l’effet indéniable. Les lumières sombres et floues de Tom Visser ajoutent beaucoup à l’atmosphère étrange. Les différents aspects de cette création ne relèvent pas forcément l’inattendu, mais, puisque l’effet esthétique est fort, le tout a une cohésion artistique intéressante malgré l’ambiguïté narrative, oscillant entre abstraction et narration impressionniste. L’effet esthétique fut tel que l’auditoire n’a pas pu s’empêcher d’offrir aux interprètes des nombreux rappels et une standing ovation de surcroît surprenante.
Un programme délicieusement contemporain et divers, avec la valeur ajoutée d’un questionnement philosophique indispensable après le passage, peut-être aussi éphémère, de Tino Sehgal ; mais où sont surtout mises en valeurs les qualités techniques et artistiques du Ballet de l’Opéra National de Paris, la grande fierté et l’espoir de la danse académique dans le monde. A vivre absolument ! Encore à l’affiche au Palais Garnier le 30 septembre ainsi que les 1, 3, 4, 6, 8, 9 octobre avec plusieurs distributions.