CD. Nuits Occitanes, chants de troubadours. Ensemble Céladon,Paulin Bündgen, Clara Coutouly (1 cd RICERCAR 340). Trouvères, troubadours, fin’s amor, mais aussi quelles musiques en ce large temps du milieu de millénaire médiéval ? Pour les ensembles en recherche, il y a beaucoup à réfléchir, évaluer, proposer. C’est ce que le groupe Céladon de Paulin Bündgen accomplit avec bonheur, se centrant sur le « temps des amants », ces Nuits Occitanes du désir, de l’accomplissement et de la menace de l’aube…
Un âge d’or médiéval
Musique ancienne dit-on, avant le fourre-tout de ces « musiques baroques », aimées du (presque) grand public, et dont pourtant la durée ne semble pas excéder deux siècles, « comprimées » qu’elles sont entre la Renaissance – franchement XVIe- et la Révolution qui avec le pré-romantisme en sonne le glas. Donc « ancienne », ce serait médiévale, des origines (la fin du monde antique ?) au milieu du XVe (on propose la chute de Byzance, empire gréco-romain d’Orient) ? Et quand, un âge d’or musical « ancien » pour ce millénaire européen ? Et comment, religieux – au sein de la chrétienté devenue dominatrice et enclavée dans l’Empire Romain dès le IVe, – ou tout de même échappant par moments privilégiés à cette tutelle, et en quelque sorte « laïque », célébrant en marge l’amour « humain, trop humain » ? Ces considérations à la va-vite pourront cependant ouvrir sur une écoute en recherche du si beau disque consacré par Céladon aux « Nuits Occitanes », chants d’amour très profane des troubadours aux XIIe et XIIIe occidentaux et méditerranéens.
Bonheur de la fin’s amor
Comme l’écrit l’excellente notice de J.Lejeune, les troubadours sont « des amoureux », chevaliers ou jongleurs : leurs origines sont bien diverses et couvrent toutes les classes sociales, du fils d’un boulanger à l’héritier d’une noble famille…Tout se passe au sud de la Loire, ; entre Alpes et Pyrénées, mais aussi vers la péninsule Ibérique, la Catalogne ou la Castille où ils trouvent parfois refuge…Leur langue est la même, la « langue d’oc », ancêtre de l’occitan qu’on peut encore de nos jours entendre dans le sud Français. » Et il ne s’agit pas ici des chants « satiriques, moralisateurs, politiques » ou « de croisade » qui sont aussi le domaine de ces troubadours, mais de la « fin’s amor » (amour, parfait, achevé) au noyau même de la « courtoisie » qui porte des valeurs (loyauté, générosité, honneur élégance ») semblant apanage de l’homme, mais dont un renversement dote aussi la femme, devenue suzeraine de son vassal en amour…Cet amour, modèle de relation sentimentale érotique est adultère, car l’amour conjugal est le contraire du libre choix et du consentement, fait d’une tension perpétuelle dans l’assouvissement du désir est sans cesse retardé… »(Michelle Gally)
Musiciens-poètes
Paulin Bündgen et son Céladon circonscrivent donc ici des moments du désir, de la déclaration sans réponse, et celui, privilégié, où la fin de la nuit menace par la lumière d’aube de faire confondre les amants (les guetteurs – « lauzengiers » sont embusqués). La plupart du temps, c’est l’amant qui parle, mais le poète peut être femme (Béatrice de Die…) : ce musicien-poète laisse aux générations ultérieures –« dans le meilleur des cas »- une ligne de chant (monodie, tendance mélodique, voire « une licence d’adapter « un texte sur d’autres données, éventuellement religieuses. Le rythme aussi est à réinventer, quitte à chercher du côté austère (grégorien…), voire de la danse, évidemment plus frivole. Sans oublier l’écrin ouvert par quatre instrumentistes , qui au même titre que la voix « multipliée », inaugurerait une pré-polyphonie riche d’avenir.
De Dante aux surréalistes
C’est cet ensemble d’invention(s) qui donne son prix à la très stimulante démarche de Paulin Bündgen : savante, sans nul doute, mais sans pédantisme ni rigidité dogmatique, dans un climat d’intuition qui n’oublie jamais son port d’attache, la haute charge d’expressivité amoureuse : les êtres entre eux, évidemment, mais aussi les lieux où se célèbre le culte – la chambre, la tour -, avec la complicité d’une Nature qui égrène les heures et chante l’espace végétal, animal, saisonnier. Ainsi vont les couples libres, anonymes ou nommés, aux sentiments desquels nous communions dans la magie de l’évocation : si proches aussi dans le temps historique et très réel de Dante et Béatrice, bientôt de Pétrarque et de Laure, préfigurateurs aussi des étoiles lointaines et variables qui éclaireront la nuit et l’aube des romantiques allemands, puis des surréalistes et de leur « amour fou ».
Le vaurien sans désir
De la simple monodie qui ouvre ce livre de Nuits Occitanes (Lo vers comens, Marcabru) aux dialogues subtilement entremêlés (voix et instruments) des huit autres chants, on parcourt les chemins d’un « voyage d’été » qui glorifie « l’Amour la Poésie »(dira Eluard), selon un jeu de « cache-timbre » entre contre-ténor et soprano qui accroît le plaisir du repérage. Les voix – parfois si proches, et constamment séduisantes – exaltent la clarté du texte, mais s’ombrent parfois d’une mélancolie fugitive, et laissent souvent hésiter dans l’attribution à ces « personnages » que sont tour à tour Paulin Bündgen et Clara Coutouly : oui, qui parle ici, l’amante, l’amant, le guetteur (qui annonce l’imminence de l’aube, donc de la séparation), un témoin –peut-être le poète, en voix off- ? D’autant que, comme dans un roman à clés, apparaissent des noms qui intriguent : Papiels, Rassa, Golfier de la Tor, le seigneur de Miraval, Audiartz, Seguin, Valenssa, et que l’on n’hésite pas à demander secours par prière à Dieu le Fils ou à sa Mère pour veiller sur ces amours nocturnes ! Selon une technique quasi-cinématographique est d’ailleurs remis en cause un parcours trop ordonné à travers les cases du récit….Mais, n’est-il pas vrai en cette enclave médiévale, « celui qui n’a pas désir est un vaurien »…(Raimon de Miraval). Voilà bien la « morale immorale et à son altière façon, scandaleuse » de tous ces conteurs et poètes, entre 1100 et 1250 : Marcabru, R.Jordan, B.de Born, B. de Die, Cadenet, G. de Bornelh, B.de Ventadorn, R.de Miraval, B.de Palazol. Dommage que l’auditeur doive aller chercher sur Internet le texte occitan, aux sonorités sûrement passionnantes, puisque figurent seulement dans le livret une traduction en français (apparemment excellente) et son parallèle en anglais.
Le temps d’un amour impossible
S’il nous fallait assurer une préférence en ces 9 séquences, ce serait pour « A chantar m’er »(Je chanterai ce que j’aurais voulu ne jamais chanter) où la comtesse de Die (Beatriz de Dia) énonce quatre siècles avant Louise Labé (elle-même avec et sans Olivier de Magny, J.du Bellay, Maurice Scève ?)« le dit de la force de l’amour » : imploration, fierté, pudeur, audace, « érotique-voilé », à travers la colère rentrée d’une dédaignée (par Raimbault d’Orange ?) .Mais ce qu’ici chante dans une magnifique interprétation Clara Coutouly, c’est quelque chose d’irrémédiablement perdu : le temps d’un amour impossible, fût-il retrouvé dans l’inspiration. Et cela compose un récit virtuel où court déjà, souterraine, la fureur de la Religieuse Portugaise du XVIIe, mais rejoint aussi les beautés de ces « chansons d’aube » (ainsi celle du troubadour Gacé Brulé : « je ne hais rien tant que le jour, ami, qui me sépare de vous… »), dans la magie même de ce nom d’ « Aube » qu’André Breton donnait à la fille qu’il avait conçue avec Jacqueline Lamba (son « amour fou » de 1934), et à qui il écrivit à la dernière ligne du livre : « Je vous souhaite d’être follement aimée. » Et encore René Char : « J’avais mal de sentir que ton cœur ne m’apercevait plus. Je t’aimais. En mon absence de visage et mon vide du bonheur. Je t’aimais changeant en tout, fidèle à toi. » Allons, belles Nuits Occitanes que prolonge toute poésie-chant-de plus-tard !
CD. Nuits Occitanes. Chants de troubadours. Ensemble Céladon : Paulin Bündgen, Clara Coutouly, N.Le Guern, F.Marie, G.Bihan, L.Bernaténé. 1 cd RICERCAR 340