CD événement, critique. STRADELLA : La Doriclea (Il Pomo d’Oro, Andrea De Carlo, 3 cd ARCANA 2017). Suite de l’intégrale des œuvres lyriques de l’immense Stradella. Installé à Gênes depuis décembre 1677, Alessandro Stradella n’en poursuit pas moins une intense activité de compositeur d’opéras pour l’élite romaine (la famille Orsini par exemple) dont plusieurs opéras vénitiens sur la scène du Teatro de Tordinona. La langue romaine de Stradella se pâme souvent, se tend et se détend mais avec un souci constant du legato : son théâtre a le souci du verbe, de sa cohérence, d’un tableau à l’autre… comme Monteverdi à Venise ; Doriclea est un opéra textuel et linguistique ; rien n’y peut s’y résoudre sans une complète maestrià du récitatif, comme des airs (lesquels sont particulièrement courts, à peine développés : on est loin des arie da capo, propre à l’opéra du XVIIIè). En ce 17è triomphant, – Seicento à son acmé, Stradella réalise dans les années 1670, une écriture essentiellement palpitante qui émerveille et enchante souvent par la riche palette des nuances émotionnelles contenues dans le texte.
L’interprétation qu’en propose Andrea De Carlo est passionnante : la caractérisation du continuo, parfaitement canalisée et bien enveloppante des voix solistes, éclaire ce jeu théâtral, des intrigues et registres mêlés, dont le métissage dérive directement du théâtre littéraire espagnol. La tension expressive du début à la fin, à travers récitatifs (primordiaux ici) et airs, rend justice à cette esthétique psychologique, qui sous le masque de la diversité, des contrastes incessants, de la volubilité de caractères et d’humeurs, épinglent l’inconstante maladive des cœurs, la folie que sait instiller partout l’Amour, insolent, facétieux, déroutant, celui qui sème la jalousie et le désir fulgurant.
Andrea De Carlo affirme une belle intelligence de ce genre lyrique, en réalité si proche du théâtre. Mais avec cette distinction et cette sensualité qui justifient amplement la mise en musique du livret riche en références poétiques, signé d’un lettré et patricien de Rome, Flavio Orsini.
Parmi les chanteurs acteurs, notons le bon niveau général mais un tempérament se détache par l’articulation palpitante du verbe : la mezzo soprano Giuseppina Bridelli qui incarne Lucinda, soulignant vertiges et désirs d’un cœur ardent ; tandis qu’à musicalité et onctuosité expressive égales, la Doriclea / Lindoro d’Emöke Barath, soprano hongroise vedette (entre autres révélée dans le cadre des recréations Rameau et Mondonville pilotées par l’excellent chef György Vashegyi à Budapest) n’atteint pas à cette caractérisation nuancée, à cette intelligibilité naturelle de Bridelli ; cette dernière donne chair et vie aux récitatifs dont la déclamation est ici fondamentale. Et il faut beaucoup de souplesse comme d’imagination allusive pour vivifier et éclairer les récitatifs ; Stradella comme ses contemporains Vénitiens, cisèle un théâtre où la langue doit demeurer constamment intelligible. Giuseppina Bridelli est de ce point de vue exemplaire (écoutez ces deux airs dans l’acte III : « le dolent Spera mio core ; le plus ardent, mordant, voire conquérant : « Da un bel ciglo. »…
Rien à dire non plus de la part des voix les plus graves (celles du couple comique, plein de réalisme populaire et doué d’un bon sens raisonnable) : le contralto de Gabriella Martellacci, présente, déterminée ; comme le Giraldo un rien comique, déluré du baryton impeccable Riccardo Novaro dont la verve et lui aussi l’intelligibilité préservée, annoncent ce type de baryton bouffe d’esprit vénitien, déjà prérossinien (annonçant les masques fantaisistes de tous les buffas napolitains du XVIIIè).
Lui répond le continuo articulé, mordant lui aussi d’Il Pomo d’Oro, superbement équilibré et bondissant car veille à la précision comme aux rebonds expressifs, le chef Andrea De Carlo. C’est à lui que nous devons la moisson récente d’excellents opus Stradelliens, sujets d’enregistrements d’une indiscutable intérêt musical. Doriclea est le 5è volume du Stradella Project. Voici donc au sein d’une intégrale lyrique en cours, l’un des opus les plus réussis, comblant une lacune scientifique absurde. Stradella est bien l’un des génies de l’opéra italien du XVIIè. Cette première mondiale est une révélation, servie par un chef, des instrumentistes et plusieurs chanteurs de première valeur.
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CD, événement. STRADELLA : DORICLEA (Rome, vers 1670). Emőke Baráth (Doriclea), Giuseppina Bridelli (Lucinda), Gabriella Martellacci (Delfina),(Riccardo Novaro (Giraldo), Xavier Sabata (Fidalbo), Luca Cervoni (Celindo) – Il Pomo d’Oro. Andrea De Carlo, direction (3 cd ARCANA / OUTHERE – enregistrement réalisé à Caprorola, Italie / sept 2017) – CLIC de CLASSIQUENEWS de mars 2019.
Cette première sortie discographique mondiale de La Doriclea est une réalisation majeure pour The Stradella Project, qui signe ainsi le cinquième volume de la série.
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Approfondir
LIRE aussi notre présentation annonce du coffret DORICLEA de STRADELLA, première discographique piloté par Andrea De Carlo
VOIR aussi le reportage STRADELLA PROJECT initié par le chef et musicologue ANDREA DE CARLO, engagé à rétablir aujourd’hui le génie de Stradella / en liaison avec le Festival de NEPI : FESTIVAL BARROCCO Alessandro Stradella
http://www.festivalstradella.org/photos-videos/
Focus on Doriclea : témoignages des chanteurs, du chef entre autres sur la nécessité de l’éloquence, du texte, élément moteur du chant baroque stradellien :
https://www.youtube.com/watch?v=ZjlKNkLA4O8