CD, Debussy : Daniel Barenboim (1 cd Deutsche Grammophon, 1998 / 2017). L’album regroupe deux séries d’enregistrements. L’une récente, les premières plages (1-6 : Estampes, Suite Bergamasque, La plus que lente, enfin élégie, réalisés à Berlin en octobre 2017), et un cycle ancien datant de l’été 1998 en Espagne : les 12 Préludes (si poétiques) du Livre 1. Entre force et violence, les jeux de carillons de Pagodes (1) qui travaillent la matière suspendue sur l’effet de résonances et d’ondes-, Barenboim rétablit ensuite la magie de Soirée dans Grenade (2), comme le surgissement d’un songe ibérique : balancé, suspendu, enivré, mais présent par un pianisme très carré, structuré, voire massif (qui contredit souvent la pellicule immatérielle du rêve). La vision est plus terrienne et concrète qu’abstraite et subjective. Plus atmosphérique encore et parsemé d’éclairs et de frémissements en rondes enjouées, le dernier volet d’Estampes, « Jardins sous la pluie » (3 noté « net et vif ») est le plus réussi : impétueux, fouetté, mais léger toujours, vif argent.
Puis le Clair de lune (1905) saisit par sa force feutrée : tel le jaillissement de l’intime, en sa réitération qui cristallise. Le jeu se fait épure et évanescence : un appel à la pure rêverie. L’intensité du toucher qui renforce l’épaisseur voluptueuse du songe ainsi incarné, fait miracle. Barenboim est à son meilleur dans ce scintillement pudique auquel il sait aussi préserver l’écoulement liquide, comme impalpable. Un songe qui a surgi puis se dérobe à toute fixation. C’est bien selon Bergson, le déroulement inaltérable d’un temps psychologique qui va sa logique sans interruption jusqu’à sa résolution inéluctable. Instant magique.
La sensualité rentrée de La plus que lente (1910) est un écho à la Valse même de Ravel : une variation pleine de distance et de finesse au rythme trinaire si marquant à la fin du XIXè. Barenboim en souligne la volonté parodique mais dans une délicatesse de ton (comme brouillé, aux effluves lisztéennes), un naturel (morbidezza), une nonchalance comme calibré, maintenu dans un abandon lui aussi rêveur. L’art de la nuance séduit ici encore dans le jeu du chef pianiste.
Le caractère de l’enchantement au sens d’une hypnose verrouillée par une grille très complexe d’accords harmonique sertis et ciselés se précise dès le 1er volet des Préludes du Livre I (1909-1910) : « Danseuses de Delphes » cultive le mystère de l’évocation / invocation antique, entre gravité et énigme. On connaît bien ce cycle gravé il y a 20 ans à présent, où le Barenboim le plus poétique sait nuancer et caractériser toute la palette évocatrice et suggestive d’un Debussy aussi poète que les auteurs symbolistes mêmes, Mallarmé en tête (avec lequel il travailla et qui lui exprima son égale admiration). Des 12 séquences, véritables tableaux miniatures, riches en scintillements et miroitements des plus allusifs et enivrés, ne citons q’un seul passage (car l’art des enchaînements est ici aussi moteur que chaque séquence écoutée pour elle-même) : le passage de l’impétuosité tumultueuse de « Ce qu’a vu le vent d’Ouest » (7) – libération sauvage et rythmiquement paienne proche d’un Stravinsky contemporain, avec la jaillissement intime et pudique de « La Fille aux cheveux de lin », murmure et velours de l’implicite, saisit par un génie des contrastes. De la poésie pure. Et certainement le plus beau disque Debussy du chef pianiste Barenboim. La musique de Debussy y dialogue d’égale à égale avec… la peinture de Monet (Nymphéas) et celle de tous les impressionnistes en leur jeux miroitants des paysages mariant eux aussi, transparence et couleur. Un joyau à inscrire dans notre liste des incontournables de l’année du Centenaire Debussy 2018.
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CD, compte-rendu critique. DANIEL BARENBOIM : DEBUSSY. Estampes, Préludes (Livre I)… 1998 / 2017 (1 cd Deutsche Grammophon). Parution : le 19 janvier 2018. CLIC de CLASSIQUENEWS de janvier 2018.
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