CD, compte-rendu critique. MUSES : Isabelle Druet / Orchestre Victor Hugo Franche Comté. Jean François Verdier (1 cd Klarthe 2015). Alma Mahler (1879-1964) vit et compose toujours à l’ombre de son premier époux Gustav Mahler, l’inventeur de la Symphonie du XXè ; créatrice de ce fait frustrée, en épouse conforme tenue muselée, Alma fut néanmoins une « muse », une égérie au fort pouvoir stimulateur que son mari ne pouvait écarter, chacune de ses 9 Symphonies sont imprégnées de la figure et de la présence de sa chère Alma… Le timbre « viril », moelleux et cuivré de la mezzo Isabelle Druet, que l’on a connue en terres lyriques baroques (VOIR notre reportage vidéo Tancrède de Campra par Isabelle Druet, sublime incarnation de mai 2014 à Versailles), affirme ici dans ce programme d’une forte et belle cohérence poétique, une sensibilité intérieure, allusive et même ciselée à l’écoute de toutes les images souterraines que véhiculent les poèmes / lieder mis en musique par Alma Mahler.
Les Quatre poèmes recréés au début du programme témoignent de la force expressive et dramatique d’une grande compositrice, laquelle après son mariage avec Mahler en 1902, reprend néanmoins la plume après que Freud à Vienne lors d’une entrevue avec Gustav, en 1910, explique au mari trop autoritaire et exclusif, les bénéfices d’assouplir le traitement qu’il inflige à son épouse. Ainsi les poèmes joués sur le disque, confirme qu’Alma déborde d’une riche inspiration, plus proche de son ancien professeur Zemlinsky que des constructions symphoniques et expressionnistes de son mari trop étouffant.
Alma Mahler, Debussy, Zemlinsky…
Jean-François Verdier et Isabelle Druet disent le mystère féminin
De l’interprète féminine à l’écriture de sa « consœur » musicienne, s’écoule un miel à la fois allusif et capiteux qui dit autant l’extase que le poison d’une passion maudite. Pour orchestre, les 4 sublimes textes poétiques et orchestraux d’après les vers de Richard Dehmel (celui-là même qui inspire à Schoenberg sa Nuit Transfigurée), Bierbaum, et Rilke imposent le goût et le tempérament d’une Alma, fine lectrice des textes les plus inspirés sur le sujet du drame intime : vision nocturne d’une ville embrumée (1), nuit encore, profonde et mortifère, étrange et silencieuse (2), extase sylvestre (3), étreinte et silence amoureux (4)… La voix de la mezzo habitée, subtile ambassadrice des tensions implicites (2) instille dans cette tétralogie poétique, couleurs et éclats qui valent pépites au sein d’une série de tableaux émotionnels, à la fois tragiques, enchantés, où le mystère pèse aussi à chaque vers. L’Orchestre Victor-Hugo porte bien son nom, qui cultive comme le double enivré de la chanteuse, un caractère d’envoûtement secret. Toujours enclin au rêve et au songe, dans l’implicite et l’ineffable, jamais explicite, mais d’une exceptionnelle activité expressive. La fusion entre instruments et voix est idéale, d’autant plus équilibrée et dialoguée que le prise de son est parfaite.
Forêt inquiétante et consolatrice à la fois, femme mystérieuse et atmosphère imprécise entre rêve ou cauchemars, l’énigme est aussi au cœur du Pelléas et Mélisande de Debussy, dont les musiciens franc-comtois abordent la Symphonie d’après l’opéra créé en avril 1902. C’est l’année où Alma épouse d’ailleurs Gustav : ainsi est scellée la cohérence du programme qui met en résonance des oeuvres apparemment déconnectées. Dans cette synthèse de Pelléas de plus de 20 mn, -conçue par Marius Constant-, le chef fondateur du collectif orchestral, Jean-François Verdier dévoile une superbe écoute intérieure là encore à toutes les significations du texte musical : expression de la psyché qui affleure et se dérobe en permanence, le flux instrumental glisse et ondule comme une soie insaisissable mais portée par une activité psychique irrésistible à l’élan irrépressible… Intégrée dans la logique du programme Alma Malher / Debussy / Zemlinsky et mise en regard du drame intime des époux Mahler, la Symphonie Pelléas semble traduire les épisodes de la tragédie domestique qui se joue alors entre eux et dès leur noces en 1902 : inéluctable implosion qui débouche ensuite sur le remariage d’Alma avec celui qui est devenu sont amant, l’architecte (et très beau) Walter Gropius.
D’une délicatesse d’intonation, jouant sur la multitude des plans sonores, trouvant cependant ce liant organique qui permet la réalisation du cycle dans sa continuité, le geste de Jean-François Verdier exprime parfaitement le drame souterrain d’une partition océan, au verbe progressif et ininterrompu. La clarté des plans, le contrôle des timbres, leur lisibilité, la transparence de la pâte orchestrale, la conception architecturée et coulante affirment l’excellent niveau de l’Orchestre fondé il y a 6 années, en 2010. Doué d’une écoute intérieure (le sceau de l’interprétation défendue dans ce programme), capable de résonances millimétrées, faisant surgir la matière de l’ombre et ce tissu sonore spécifique proche du mystère, chef et orchestre captivent d’un bout à l’autre de ce formidable condensé/synthèse de l’opéra de Debussy.
En conclusion et propre aussi à l’année 1902, comme la conception du Pelléas Debussyste, les interprètes ont choisi les 6 poèmes / Lieder de Zemlinsky d’après Maeterlinck : l’opus 13 enrichit encore la figure de la femme chez Maeterlinck, toujours parfaitement imprécise, éternellement insaisissable, d’une complexité contradictoire et troublante… comme la Mélisande de Pelléas. Le velours de la mezzo d’Isabelle Druet éclaire chaque épisode d’une couleur humaine que les textes d’inspiration médiévale et symboliste tendent à diluer. En brumes esquissées mais densément expressives, chacun des sujets évoqués confirme la puissante activité d’une féminité toujours complexe, dont la diversité des visages, attentes, désirs, obsessions, réitérations dit la nature inexprimable. Dans sa version pour piano et voix, le cycle éclaire la formidable invention du compositeur viennois, proche de Schoenberg et de Mahler, mais plus perméable qu’eux, à l’héritage de Brahms, Schumann, Schubert. Le raffinement des constructions harmoniques, la puissance de l’écriture évidemment imposent le génie de Zemlinsky, génie des atmosphères enivrées, envoûtantes. Une manière scintillante et diaprée qui répond idéalement aux images sophistiquées d’un Maeterlinck, pénétrée par la figure de l’idéal féminin, aussi incompréhensible que fascinante.
Comme dans son drame Pelléas, la femme est une énigme que sa poésie et que le musique de Zemlinsky expriment avec une exceptionnelle acuité ; la brillance et la sensibilité de la diseuse Druet se manifestent clairement et dans la finesse des couleurs, comme dans la maîtrise de l’allemand. Suavité mystérieuse, langueur extatique, nostalgie empoisonnée… toutes les nuances de la passion et du désir féminin sont incarnées par une cantatrice maîtresse de ses moyens, douée d’une irrésistible plasticité vocale. D’autant que le piano de Anne Le Bozec s’accorde à ce travail de précision où la couleur intérieure triomphe toujours. Superbe programme, interprètes inspirés à l’intonation juste et allusive. CLIC de CLASSIQUENEWS de septembre 2016.
CD, compte-rendu critique. MUSES : Alma Mahler, Zemlinsky (*) : lieder. Debussy : Symphonie Pelléas et Mélisande (Marius Constant). Isabelle Druet, mezzo. Orchestre Victor Hugo franche Comté. Jean François Verdier, direction. Anne Le Bozec, piano (*). 1 cd Klarthe (KLA 026), enregistré en juillet 2015 à Besançon. CLIC de CLASSIQUENEWS de septembre 2016.
APPROFONDIR
Entretien avec Jean-François Verdier, directeur musical de l’Orchestre Victor Hugo, à l’occasion de la parution du disque « MUSES », réalisé chez Klarthe records, avec la mezzo Isabelle Druet.
Parlez-nous de votre travail spécifique sur la Suite Pelléas ? Quels ont été les défis techniques et esthétiques ? En quoi cette page permet-elle de mettre en avant les qualités de votre orchestre ?
Jean François Verdier : La musique de Debussy est l’une des plus raffinées qui soient, les couleurs sont innombrables. Pelléas porte de plus, une charge émotionnelle à la fois charnelle et irréelle. Sous-tendre l’action par la musique seule, sans le texte et la présence des chanteurs, est le plus grand défi, mais -comme dans Wagner- la musique exprime tellement que c’est une gageure accessible. L’orchestre a acquis un niveau d’écoute et une cohésion tout à fait adéquats pour cette aventure.
D’après quels critères avez-vous sélectionné les pièces du cd MUSES ?
Le programme m’est apparu tel quel, très vite. Alma et Zemlinsky, Zemlinsky et Maeterlink, Alma et Mélisande… les amours difficiles, les rêves contrariés, le besoin de quitter le réalisme, la femme idéalisée, qui inspire mais qui s’échappe…
Comment définiriez-vous la voix et le chant d’Isabelle Druet ? Comment s’est déroulée la session d’enregistrement avec elle ? Quels sont les défis pour votre orchestre s’agissant d’un enregistrement avec une chanteuse ?
Nous nous connaissons déjà bien, nous avons fait concerts et opéras ensemble. Isabelle est une interprète, une amoureuse des textes, son chant en découle, sa diction est toujours très soignée, dans un souci de clarté mais surtout de récit. J’ai l’impression de chercher la même chose avec l’orchestre. Lors de l’enregistrement, tout le monde était très présent, très conscient de la valeur de ce que nous construisions tous ensemble, notamment pour faire enfin reconnaître ces lieder d’Alma Mahler, et pour cette incroyable orchestration de Zemlinsky.
Muses est votre 2ème disque avec le label Klarthe. Comment expliquez-vous cette fidélité ? Que vous apporte l’éditeur dans chacune de vos réalisations ?
Et c’est loin d’être le dernier! Klarthe est un jeune label très dynamique, les responsables sont de vrais musiciens eux-mêmes, et ce sont aussi des amis. Nous partageons cette envie de créer et de se lancer dans des aventures, bien accompagnés.
Propos recueillis fin septembre 2016
VOIR le teaser vidéo du cd MUSES, CLIC de classiquenews d’octobre 2016
Programme détaillé du disque Muses, édité par Klarthe
Alma Mahler / Lieder
orchestrés par David et Colin Matthews
Claude Debussy / Pelléas et Mélisande Symphonie
réalisation Marius Constant
Alexander von Zemlinsky / Six mélodies op. 13 sur des poésies de Maurice Maeterlinck
pour mezzo-soprano et piano
Alexander von Zemlinsky / Six mélodies op. 13 sur des poésies de Maurice Maeterlinck
pour mezzo-soprano et orchestre (orchestrées par Gösta Neuwirth)
premier enregistrement mondial
Isabelle Druet, mezzo-soprano
Anne Le Bozec, piano
Orchestre Victor Hugo
Jean-François Verdier, direction