jeudi 28 mars 2024

Cavalli: Didone, 1641 (William Christie, 2011)1 dvd Opus Arte

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DVD, critique, compte rendu
Cavalli: Didone (Christie, 2011)

Venise, 1641 (Théatre San Cassiano): Cavalli donne  » sa  » Didone, en une version plus heureuse que celle transmise par Virgile dans L’Eneide car après le départ d’Enée loin des côtes carthaginoises, la belle mais esseulée Didon ne se donne pas la mort : elle accepte d’épouser celui qui l’aime depuis toujours, Iarbas. Une noce conclut ainsi le fil tragique d’une épopée qu’on croyait soumise aux seuls enfers. Ainsi en est-il de la lyre vénitienne, libre et inconstante: déjouer l’attendu et le convenu; « inventer » un nouveau dénouement. L’oeuvre est d’autant plus marquante qu’elle souligne deux écritures majeures dans l’histoire de l’opéra vénitien et de l’opéra italien tout court: celle de Cavalli, le plus grand compositeur d’opéras après Monteverdi son maître à San Marco, et aussi, celle de son librettiste : Busenello, lui-même auteur avec Monteverdi de Poppea, qui fait évoluer la dramaturgie poétique baroque à partir des années 1640.
En 1997, Thomas Hengelbrock enregistrait une excellente version du chef d’oeuvre cavallien, le plus significatif avec La Calisto (1651) et Ercole Amante de 1662 (mais en ne respectant pas la fin heureuse de Didon à la fin). A Caen, en octobre 2011, William Christie offre l’une de ses plus belles réalisations scéniques, tout entier dévolu et fervent défenseur de la lyre vénitienne du Seicento triomphant; le compositeur fidèle au style XVIIè, mêle outrageusement registres poétiques, sentimental, héroïque, comique, tragique, furieux… l’heure n’est pas encore à l’aria da capo (quoique Cavalli en esquisse déjà l’arête axiale) mais à cet intimisme expressif, éloquent dans son dépouillement instrumental (comme la Poppea monteverdienne) dont le coeur musical resserré, dense, met en lumière les mille affects du chant.

A partir de la partition conservée à la Marciana de Venise, William Christie veille à la ciselure émotionnelle de chaque profil psychologique, des éclairs contrastés dans l’acte de Troie, aux vertiges plus intérieurs et intimistes de l’acte carthaginois. Le spécialiste du baroque XVIIè qui depuis s’est aussi illustré chez Haendel et Rameau, atteint une même maîtrise que chez Purcell et Lully: direction tendue et nerveuse mais aussi somptueusement alanguie et sensuelle: malgré l’effectif plutôt restreint comme le veut la tradition in loco, dans les fosses des théâtres d’opéras à Venise au XVIIè (soit une majorité de cordes dont le spectaculaire tétracorde). La projection linguistique se fait architecture vivante et palpitante grâce au nerf et à la vivacité (sombre au diapason parfois lugubre de la lyre cavalienne) que sait insuffler le chef d’un bout à l’autre de l’opéra, en particulier dans le genre où il excelle (avec Purcell et Monteverdi: le lamento): c’est dès le début une succession de tableaux qui campent des solitudes affligées, endeuillées, détruites: Cassandre pleurant Chorèbe; Hécube saisie par l’effroi de l’impuissance; solitude inconsolable de Didone… même si Iarbas lui ouvrent les bras.
Tous les solistes sont convaincants et la mise en scène respecte elle aussi la sobre exposition des caractères, de leur désir inassouvi à leur langueur la plus éthérée. Cette science et clarté agissante de la langue vient aussi du livret de Busenello qui allait écrire après Didone, l’Incoronazione di Poppea de Monteverdi: c’est donc une première facette éblouissante dans l’approfondissement lyrique du poète librettiste.
Serviteur d’une partition toute en finesse et en profondeur des sentiments, le plateau se montre à la hauteur de l’ouvrage. Palmes particulières pour le très solide Enée du ténor croate Kresimir Spicer: c’est lui qui porte tout l’ouvrage et la partition aurait dû porter son nom plutot que celui de Didone… laquelle ne paraît qu’à l’acte de Carthage (II) mais qui certes, conclut l’action par son mariage miraculeux; honneurs aussi au père du héros troyen, Anchise (Nicolas Rivenq); à la Didone toute en nuances expressives de Anna Bonitatibus: engagement vocal, présence dramatique, intelligence du verbe… ardente féminité qui sait inspirer à Iarbas, un amour des plus cristallins donc lui aussi méritant (excellent Xavier Sabata).

Pier Francesco Cavalli signe ici son troisième opus, après les Nozze di Teti (1639) et Les Amori d’Appolo e Dafne (1640). Avec Busenello, fils spirituel du cynisme sceptique d’un Sarpi ou d’un Cremonini, Cavalli sait colorer sa lyre musical d’affects profonds voire amers, d’une noirceur nouvelle (laquelle éclate totalement dans la Poppea de Monteverdi). Entre suavité et réalisme mordant, le théâtre de Cavalli fascine notre sensibilité moderne: chacun y retrouve ce lyrisme poétique et cette froideur désespérée qui est à la mesure de la vie réelle (magnifique scène des adieux d’Enée par exemple). Après La Calisto révélée par le duo René Jacobs, Herbert Wernicke, La Didone est un pur joyau d’un Cavalli, grand génie de l’opéra vénitien. Saluons William Christie d’en révéler les clartés cachées d’autant qu’il s’agit pour le chef américain, de son premier Cavalli. La mise en scène n’est pas à la hauteur de l’enjeu musical et lyrique: trop d’encombrement et de pénombre au I; trop d’inutiles détails qui veulent faire concepts et symboles (le cerf gisant mort au devant des planches…?). Clément Hervieu-Léger a quelques idées… mais elles sont de surface et loin d’égaler le génie dramaturgique de son maître, Patrice Chéreau. D’où parfois une césure douloureuse entre incohérence visuelle et intelligence magicienne de la fosse.

Cavalli: Didone. Didone: Anna Bonitatibu. Enea: Kresimir Spicer. Iarba Xavier Sabata. Ecuba: Maria Streijffert. Cassandra: Katherine Watson. Les Arts Florissants. William Christie, direction. Enregistrement réalisé à Caen en octobre 2011. Clément Hervieu-Léger, mise en scène. 1 dvd Opus Arte.

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