Lulu
Grand Théâtre de Genève
Du 4 au 19 février 2010
Nouvelle production
Olivier Py, mise en scène
Marc Albrecht, direction
Femme nietzschéenne
Puisque rare en France sur la scène lyrique, l’homme de théâtre Olivier Py poursuit un travail exemplaire à Genève: sur la scène du Grand Théâtre, sa Lulu explore la modernité jamais émoussée de Berg. La mise en scène pour pornographique qu’elle soit (selon le diktat critique des plus conservateurs), souligne idéalement la violence lyrique, nietzschéenne, de l’oeuvre…
Il y a 4 ans, il avait oser faire jouer sur les planches genevoises un acteur porno dans Tannhäuser: un hardeur en érection, qui plus est magnifiquement monté (performance alors relevée par la critique)… quoi de plus normal dans une scène d’orgie?
Le metteur en scène récidive mais en s’inscrivant toujours dans la vérité de l’oeuvre choisie… Voici en ce début 2010, Lulu avec incrustations de film porno (cryptées paraît-il). Finalement quoi de plus normal encore qu’une séance de sexe dans un opéra sur le désir…?
Olivier Py est-il vraiment scandaleux? Car si ses options paraissent toujours osées, audacieuses, provocantes, elles servent en définitive l’esprit et la portée sémantique de l’oeuvre, sa modernité comme son acuité polémique.
Voyez du côté de son Tristan und Isolde présenté à Angers Nantes Opéra (mai 2009), dans un dispositif jamais vu auparavant: où les amants de la nuit se livrent à l’extase interdite de leur amour maudit en une succession de boîtes qui défilent de jardin à cour: une pénétration d’un espace à l’autre qui illustre alors le passage des âmes fusionnelles d’une conscience à l’autre… Et cette fin, où Isolde meurt d’amour et d’ivresse sur le corps de son amant déjà parti, qui s’élève illuminée, transfigurée, tel un phare pour une humanité à venir… Que de réalisations bouleversantes à l’appui de l’opéra wagnérien.
Et Lulu à Genève? La scène genevoise accueille le nouveau travail du metteur en scène… qui en France se fait rare comme créateur scénique. Il retrouve aussi dans Lulu, la soprano Patricia Petibon avec laquelle il avait abordé Les Contes d’Hoffmann…
Le scénographe met en scène les désirs. Pelléas (où rien n’est explicite et tout est énigmatique au Théâtre Stanislawski de Moscou), Tristan (embrasé), à présent Lulu: Berg aime chez Wedekind cette mise au devant de la scène, le sexe et le sordide. Vision apocalytpique qui annonce comme une prophétie, la déconstruction des mythes fondateurs.
Mais la musique exprime une humanité voire un humanisme qui adoucit la noirceur du texte originel de Wedekind: Berg nous invite à voir l’inhumanité avec… humanité …
Lulu et Mélisande sont les héroïnes mystérieuses des contes agnostiques: quelle vérité sur l’amour et dieu? Les deux femmes ne savent pas. Elles ne comprennent pas: aveuglées, elles ignorent. Ce sont les prophétesses d’un monde scientifique qui se déshumanise irréversiblement.
Pour Olivier Py, Lulu nous dit que l’on n’arrive jamais aux finalités. La vie est une énigme: Lulu suscite la mort et meurt elle-même. Dans le sillon du texte de Wedekind, Lulu exprime le grand vide et le grand silence de notre condition humaine. Tout est vain, tout revient au néant.
En réalité, peu savent que le mythe de Lulu est inventé par Wedekind pour incarner la pensée de Nietzsche en particulier ce passage où l’héroïne danse l’esprit (de la danse justement) extrait d’Ainsi parlait Zarathoustra. Lulu est la vie qui nous demande de ne pas chercher le sens de la vie: il faut abandonner la métaphysique: il faut vivre avant tout. Affirmer sa vérité: il n’est pas de philosophe plus affirmé, habité par le désir de vivre et par la volonté que Nietzsche.
Pourtant aucune transcendance chez Lulu: pas même par la musique. C’est une tragédie « monstre ». Qui sait aussi éviter l’esprit de sérieux, qui trouve même le pur esprit de la farce. Lulu l’irrésistible meurt dans un précipité sordide et monstrueux car l’oeuvre montre aussi, contradictoirement la conception noire et désespérée de Wedekind.
Dans Lulu, Berg et Wedekind reconnaissent cette bombe contre l’ordre bourgeois. Ainsi il faut accepter la créance du désir et de la mort mais avec énergie, vitalité, détermination. L’opéra n’est pas ennuyeux mais il dérange. La partition est celle du débordement: le spectateur y est submergé.
C’est donc à un électro choc que nous convie peu à peu le travail du metteur en scène sur l’oeuvre de Berg.
Couleurs de l’expressionnisme
Le décor de la production d’Olivier Py exprime la verdeur scandaleuse du chromatisme originel de l’oeuvre qui certes, a 90 ans mais conserve sa violence première, toujours « moderne »: violence des images subliminales donc (extraites de film pour adultes), choc des couleurs (l’expressionnisme allemand qui se déverse ici signe la première mise en scène en couleurs d’Olivier Py), mouvements non anecdotiques mais qui permettent de « visualiser » les débordements de la partition (en particulier dans le dispositif de l’acte de Paris qui est souvent non joué).
Olivier Py réinscrit Wedekind dans l’humanité. Alors qu’il travaille actuellement Eschyle, et est immergé dans la tragédie grecque, l’homme de théâtre s’interroge sur l’esthétique du jeu: tout est psychotique, donc non logique et surtout pas psychologique. L’opéra est un théâtre qui dérange car il révèle dans la lumière les passions humaines: toutes les tensions des mouvements de la Psyché. Dans la production genevoise, Patricia Petibon révèle le chant du personnage de Lulu. Sa musicalité exprime au plus profond la vérité exaltée, première, animale, -Nietzschéenne-, de Lulu.
Production majeure.
Alban Berg (1885-1935): Lulu, opéra en un Prologue et trois actes Livret du compositeur d’après les drames de Frank Wedekind: « La boîte de Pandore » et « L’Esprit de la terre ». Tragédie bouffonne et macabre, cette pièce dépeint une ménagerie humaine transfigurée par la musique en oeuvre d’art vertigineuse. Grand Théâtre de Genève, représentations les 4, 10, 13, 16 et 19 février 2010 à 20h00. Le 7 février 2010 à 17h. Nouvelle production. Avec Patricia Petibon (Lulu). Marc Albrecht, direction. Olivier Py, mise en scène.