Les 6 Quatuors de Bela Bartok. La période de composition des 6 œuvres couvre un large spectre, accompagnant le compositeur tout au long de son itinéraire stylistique, de 1907 (Quatuor n°1) à janvier 1941(création newyorkaise de 6è Quatuor).
Dans le Quatuor n°1, le jeune homme de 27 ans se révèle très habile alchimiste, recyclant les grands germaniques romantiques, Beethoven et aussi Wagner (Tristan) acclimatés à la révélation qu’il fait alors grâce à Kodaly, de la transparence debussyste. En architecte sûr et inspiré, ayant une vision globale de la forme, Bartok adopte une accélération graduelle du tempo à travers les 3 mouvements (Lento – Allegretto – Allegro vivace).
Le Quatuor n°2 (1918) reçoit l’expérience de l’opéra : Le Château de Barbe-Bleue, à laquelle le compositeur d’une invention éclectique associe la musique arabe récemment découverte lors de son séjour en Algérie en 1913 (source orientale et africaine présente dans son ballet Le Mandarin merveilleux). Pour finir son Quatuor (Moderato, Allegro, Lento), Bartok adopte un mouvement lent, d’une très grande force suggestive, miroir d’une activité intérieure à la fois irrépressible et mystérieuse. Le lyrisme dans la mouvance du Prince des Bois fusionne aussi avec l’expressionnisme plus direct voire mordant du Mandarin Merveilleux.
Créé en 1929 à Londres, le Quatuor n°3 porte l’empreinte de la découverte émerveillée de la Suite lyrique de Berg (1926). De plus en plus synthétique et adepte de la concision la plus intense et expressive, Bartok adopte le plan à deux parties, chacune composée de 3 épisodes (du type exposition, développement, récapitulation). C’est le plus bref des Quatuors bartokiens : à peine 15 mn, quand les autres durent entre 20 et 30 mn. Les micros mélodies habilement imbriquées et enchaînées tissent de nouveaux climats serrés, intérieurs d’une riche activité continue, prolongement de Berg donc, et déjà annonciateurs des micros mélodies de Ligeti.
Le Quatuor n°4, créé à Budapest en 1928, est composé dans la foulée du n°3. Il est en 5 parties et adopte un plan en miroir, ayant en son centre le Lento (non troppo lento), encadré par 2 scherzos, eux mêmes associés à un Allegro, à chaque extrémités. D’une complexité fascinante par son langage qui fourmille et suggère, le Quatuor n°4 indique une nouvelle démarche (ascendante) du chromatisme savant vers la vérité du diatonisme (d’origine populaire), avec dans le mouvement central, le passage d’un langage à l’autre. Ce cheminement, du concept musical pur vers l’émergence d’une vérité palpitante (même schéma structurel et même conscience de la pensée musicale dans le sommet orchestral qu’est Musique pour cordes, percussion, célesta de 1936) assure à l’ensemble du cycle, en son flux enchaîné, sa grande unité organique, d’un mouvement à l’autre. Contrairement aux Romantiques, Bartok inverse le déroulement formel et musical : le dernier mouvement étant la résolution des tensions développées depuis le début du cycle ; les 4 et 5è épisodes étant les versions diatoniques des deux premiers.
Ecrit en 1 mois à l’été 1934 et créé à Washington (avril 1935), le 5è Quatuor de Bartok reflète l’activité musicale très intense de la période, celle des Mikrokosmos. Son plan est identique que le 4è (5 épisodes en arche, symétrique depuis son centre, traité en Scherzo, lui-même encadré par 2 épisodes lents). Sans adhérer à la vague néoclassique, propre aux années 1930, Bartok s’affirme cependant nettement plus tonal que dans le 4è (mouvements lents en forme de nocturnes mystérieux). La concision avec laquelle Bartok affirme son écriture, la claire volonté qui se précise dans l’architecture globale concentre l’affirmation d’un tempérament original qui se dresse alors dans la tourmente barbare sévissant dans l’Europe prénazie.
Commencé en Suisse (Saanen, août 1939), achevé à Budapest, puis créé à New York en janvier 1941, le 6è Quatuor ouvre la voie de la dernière maturité, celle qui précipitent la guerre et la mort de sa mère. Bartok s’expatrie aux USA. L’ensemble des 4 mouvements emprunte un rythme de plus en plus ralenti. Chacun est introduit par un leit motiv / ritournelle, « Mesto » (triste), avec variation à chaque énoncé. L’expression de la confession et d’une intimité affleurante se précise ici : la ritournelle, sujet et figure du désespoir, devenant même la matrice entière du dernier mouvement (à la place d’un vif populaire, initialement prévu). L’ombre de Beethoven surgit alors : dans un questionnement qui interroge la forme, inspire son développement, et questionne même jusqu’au sens profond de la musique : « Muss es sein ? » du Quatuor opus 135 de Beethoven.
En fusionnant histoire, expérience, intimité, à travers un cheminement unique, qui rappelle ici la pensée en mouvement et métamorphose, Sibelius et Janacek-, Bela Bartok, dans ses 6 Quatuors à cordes raconte une odyssée profonde et âpre, au souffle dramatique si personnel. Son questionnement interroge au delà de la musique, le sens même d’une existence.