(2010)
Voici un nouveau jalon méconnu de l’opéra français, tragique et pathétique, nouveau chaînon manquant entre le théâtre de Gluck et l’éclosion de Berlioz. De sorte que la nouvelle collection discographique ainsi amorcée par le Palazzetto Bru Zane ne pouvait trouver meilleure ouvrage ayant valeur d’emblème. Versaillais, Kreutzer est surtout un violoniste virtuose (Beethoven lui a dédié sa Sonate pour violon n°9 opus 47), mort en pleine aube romantique en 1831. Il est professeur de violon au Conservatoire depuis sa création en 1795 jusqu’en 1826 ; c’est aussi un chef estimé qui dirige l’ochestre de l’Opéra (vers 1817). Comme compositeur, il affirme sa parfaite connaissance des dernières tendances viennoises: c’est à Vienne qu’il rencontre Beethoven en 1798 comme musicien au service de l’ambassadeur de France, Jean-Baptiste Bernadotte, futur souverain de Suède et de Norvège. Ses affinités germaniques sont d’autant plus naturelles que son père était allemand et qu’il a aussi suivi les leçons de Stamitz.
Il en découle un style d’un équilibre parfait, classique à la manière de Haydn: élégance, expression, précision et raffinement. L’ouvrage est d’ailleurs une résonance française de l’oratorio La Création du Viennois, créé à Paris devant un parterre impérial totalement subjugué. Tragédie créée à l’Académie impériale en 1810, La mort d’Abel renseigne sur les caractères stylistiques en vigueur à Paris dans les années 1810.
oratorio et opéra sacré
Si Pierre-Yves Pruvot fait un père humain et sensible, l’Abel de Sébastien Droy, maniéré, au style outré et même vériste, surjoué du début à la fin, agace. D’autant que les excellents musiciens des Agrémens rappellent cette esthétique française des années tissée dans l’élégance, la clarté, la transparence.
Le peintre David en peinture a fait sa révolution néoclassique, résurrection des modèles et formes antiques: Kreutzer fait figure de parangon du sillon artistique de cette veine, mais ici l’histoire biblique remplace l’éloquence des figures mythologiques. L’exigence morale, la concision, la clarté, cet équilibre classique incarnent un sommet de la sensibilité néoclassique en musique. Le genre oratorio à la suite de Haydn s’affirme à Paris: aux côtés de Joseph de Méhul et jusqu’au Moïse et Pharaon de Rossini, La Mort d’Abel de Kreutzer participe à cet essor remarquable.
La force du traitement musical, et le seul choix d’un ouvrage sacré inspiré des Saintes Ecritures avaient suscité l’opposition de Napoléon qui préférait réserver la forme au seul cadre de l’église. Mais le personnage satanique (Anamalech) ne peut s’imposer que sur une scène de théâtre (précurseur des personnages méphistophéliens de Gounod à Dubois…); c’est un élément essentiel de l’opéra fantastique du romantisme néoclassique, avatar français du merveilleux baroque et du surnaturel si magnifiquement maîtrisé par Weber (Der Freischütz).
Côté voix, l’excellente caractérisation psychologique des personnages féminins (Jenifer Borghi puis Katia Velletaz) accuse ce souci de précision valant réalisme dans l’écriture de Kreutzer.
Gluckisme romantique
L’époque de La Mort d’Abel appartient un âge d’or de l’opéra français qui voit la création contemporaine des chefs d’oeuvre de Spontini (La Vestale, Cortez de 1807 et 1809); c’est aussi l’éclosion d’un romantisme abouti tel qu’il s’affirme dans les trop peu connus Abencérages de Cherubini (1813).
Après le choc de La Création de Haydn présentée à Paris en décembre 1800, une vague nouvelle pour l’oratorio s’affirme: La mort d’Abel fait figure de grande réussite, aux côtés des ouvrages de Lesueur (La mort d’Adam, créé un avant l’oeuvre de Kreutzer).
En 1825, Kreutzer fait rejouer son oratorio mais sans le tableau central des Enfers ! Berlioz devait sortir fasciné et lui aussi subjugué par le génie de Kreutzer. Son sublime déchirant et pathétique, la figure diabolique plus courte donc plus inquiétante renforce le contraste axial entre le doux et aimable Abel et l’angoissé Caïn (excellent Jean-Sébastien Bou: tendu, interrogatif, d’une instabilité propice à l’esprit de la colère et au meurtre final). Kreutzer perfectionne surtout cette veine nouvelle du fantastique, qui suscite l’effroi et la terreur (apparition d’Anamalech, corrupteur satanique de Caïn qu’il mène jusqu’au crime fratricide).
Kreutzer dose et nuance: il excelle dans l’exposition dramatique des parties opposées (le choeur des démons et des enfants à la fin du I est de ce point de vue une extraordinaire réussite); dans le II, outre la figure imprécatrice d’Anamalech (impeccable Alain Buet), c’est l’écriture d’une maîtrise gluckiste absolue qui s’affranchie de toute convention: la prosodie suit et scelle la violence de l’action où s’accentue peu à peu la différence des caractères entre Abel et Caïn. En véritable précurseur de Berlioz, il cisèle en particulier l’ambivalence du personnage de Caïn, esprit troublé rongé par la jalousie pour son frère Abel, préféré de ses parents Adam et Eve: son grand air tendre « Verse moi l’oubli de mes maux »… berce autant par sa justesse émotionnelle que la suavité de sa mélodie; enchaîner l’air avec l’intervention du démoniaque Anamalech fait un effet dramatique saisissant: c’est un autre moment parfaitement réussi de l’opéra. De même, la construction de la partition et cette apothéose finale des anges (à peine développée) a certainement marqué l’esprit de Berlioz pour sa Damnation de Faust…
Guy Van Waas souligne sans appui ni dilution l’activité saisissante du drame; les couleurs d’une orchestration à la fois légère et raffinée. L’élégance haydnienne mais aussi l’immersion progressive dans l’obscurité à mesure que démons et Anamalech étendent leur empire dans le coeur de Caïn… sont très finement exprimées. Cette opposition des mondes, démoniaque de Caïen, angélique d’Abel cultive la tension de toute la partition. Le chef sait en restituer toute la subtile expression dans un ouvrage remarquablement structuré dans sa forme en deux parties. En somme voici l’exhumation convaincante d’une perle tragique, au carrefour de l’oratorio et de l’opéra sacré ou drame biblique, à l’époque impériale: le style de Kreutzer, préberliozien oublié, digne auteur aux côtés des Spontini, Méhul, Cherubini, ne pouvait trouver meilleurs partisans, ni ambassadeurs plus engagés. Coffret événement.
Rodolphe Kreutzer (1766-1831): La mort d’Abel, version 1825 (en deux actes). Sébastien Droy, Jean-Sébastien Bou, Pierre Yves Pruvot, Alain Buet, Jenifer Borghi, Katia Vélétaz… Les Agrémens. Guy van Waas, direction. Livre 2 cd Ediciones Singulares Palazzetto Bru Zane. Riche notice éditoriale dédiée à l’oeuvre, sa réception, la polémique qu’elle suscita; à Rodolphe Kreutzer. Enregistré à Liège en novembre 2010.