Il est des soirs où le temps suspend son vol, où la musique ne se contente pas d’être entendue, mais devient événement, onde vibratoire, expérience métaphysique. Ce 26 juin, à la Philharmonie de Paris, Yannick Nézet-Séguin, tel un alchimiste des sons, a transmué l’or orchestral en un feu sacré. Le concert de l’Orchestre Métropolitain de Montréal fut moins une exécution musicale qu’un rituel de transfiguration, où le profane se fit sacré.
Dès les premières mesures de La Valse de Maurice Ravel, un frisson a parcouru l’assemblée : non pas celui de l’attente, mais celui, plus rare, du pressentiment. Cette valse décadente, spirale inéluctable vers l’effondrement, s’est élevée sous la direction volcanique de Nézet-Séguin comme un Requiem dansant, où chaque glissando, chaque éclat cuivré, portait l’empreinte d’une fatalité stylisée. La grâce mourait avec panache. Le chef québécois y cisèle la matière sonore avec une précision de maître orfèvre, rendant chaque silence aussi parlant que les sursauts orchestraux, malgré quelques décalages chez les alti et les secondi.
Dans un silence quasi mystique, Eko-Bmijwang de Barbara Assiginaak se déploie comme une prière ancestrale chuchotée au creux de l’âme. Cette œuvre, aussi dense qu’un rêve chamanique, nous transporte dans une cosmogonie sonore où l’humain se fond dans la rivière, le souffle, la mémoire collective. Nézet-Séguin en extrait la quintessence méditative, explorant avec une retenue bouleversante les terres spirituelles que cette musique dessine. Un instant de grâce, hors du tumulte des civilisations, comme si le monde retenait son souffle.
Puis vint Alexandre Kantorow, et le piano s’embrasa. On n’écoute pas Kantorow, on le contemple. Il ne joue pas, il incarne. Dans le Concerto n°2 de Camille Saint-Saëns, il déchaîne les éléments avec l’insolence d’un jeune dieu : les éclairs de l’Andante sostenuto jaillissent sous ses doigts comme des vers de Rimbaud, et l’Allegro final, prestissimo infernal, s’emballe comme un carrousel pris dans la tempête. Sous son toucher habité, chaque phrase devient oraison, chaque silence une respiration céleste. Le public — médusé, conquis, transporté — n’osa respirer avant les derniers accords.
Et puis — comme une catharsis — vint la Symphonie Pathétique de Piotr Illitch Tchaïkovsky. Monumentale, funèbre, sublime. Le dernier cri d’un cœur désespérément vivant. Sous la baguette de Yannick Nézet-Séguin, l’orchestre devient organisme, souffle collectif, plainte immense. Le deuxième mouvement, faussement dansant, vacille entre joie contrainte et nostalgie irrépressible. Le troisième, cataclysme de lumière, explose dans une ivresse dionysiaque — triomphe trompeur, maquillage sonore avant la chute. Et ce dernier mouvement… lent à se consumer, comme une étoile qui sombre vers le silence. On en sort brisé, purifié, grand, petit, humain.
Ce concert n’a pas simplement été applaudi… il a été vécu, incorporé, pleuré, aimé ! Une liturgie moderne, un moment de ferveur où l’art orchestral a régné avec sa majesté la plus absolue. Yannick Nézet-Séguin nous a révélé que la musique. Lorsqu’elle est servie avec une telle foi, une telle intensité, elle n’est plus un divertissement. Elle est sacerdoce…
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CRITIQUE, concert. PARIS, Philharmonie, le 24 JUIN 2025. RAVEL / ASSIGINAAK / SAINT-SAËNS / TCHAÏKOSKY. Alexandre Kantorow (piano), Orchestre Métropolitain de Montréal, Yannick Nézet-Séguin, (direction). Crédit photo © Sasha Gusov