Que dire encore du Trovatore que je nâaie dĂ©jĂ dit de cette Ćuvre trĂšs frĂ©quentĂ©e, superbement revisitĂ©e dĂ©jĂ aussi par Charles Roubaud, notamment Ă Marseille et Ă Orange en 2012 ? On ne peut tout renouveler sinon redire une fois de plus quâil est plus facile de ricaner, dâironiser sur le livret prĂ©tendument incomprĂ©hensible que de prendre la peine de le lire et de consulter lâĆuvre originale dont il est tirĂ©.
LâĆuvre : lĂ©gende de sa fausse confusion
Verdi a dĂ©vorĂ© avec passion, en langue originale, le drame El trovador, du dramaturge Antonio GarcĂa GutiĂ©rrez (nĂ© la mĂȘme annĂ©e que lui : 1813-1884), créé triomphalement Ă Madrid en 1836 et qui lance au firmament du théùtre ce jeune homme inconnu jusque-lĂ . Il tirera encore un opĂ©ra dâune autre piĂšce du mĂȘme, Simon Boccanegra (1857) et, plus tard, La Forza del destino (1862) de Duque de Rivas, autre drame marquant du théùtre romantique espagnol. Comme avec Victor Hugo (Rigoletto), Alexandre Dumas fils (Traviata) ou Shakespeare (Macbeth, Otello et Falstaf), lâavisĂ© compositeur au sens dramatique aigu, ne prend ses sujets que dans des piĂšces Ă succĂšs et il est absurde dâimaginer une erreur de jugement ou de goĂ»t dramatique dans le choix du Trovador/ Trovatore (en rĂ©alitĂ© âtroubadourâ et non « trouvĂšre » selon lâimpropriĂ©tĂ© traditionnelle du titre français) pour accrĂ©diter le foisonnement compliquĂ© dâune piĂšce qui ne lâest guĂšre plus que le théùtre goĂ»tĂ© Ă cette Ă©poque-lĂ .
Verdi sâenthousiasme pour le sujet mĂ©diĂ©val, les passions affrontĂ©es, ce conflit amoureux (entre le Comte de Luna et Manrico le « trouvĂšre » bohĂ©mien apparemment, amoureux de Leonora, amoureuse de ce dernier), qui redouble le conflit politique, situĂ© dans lâAragon du XVe siĂšcle, dĂ©chirĂ© en guerres civiles. Dans la piĂšce, par ailleurs, sâajoute le conflit de classe entre des BohĂ©miens, dans le camp des rebelles, et celui des nobles lĂ©gitimistes et le dĂ©sir de vengeance de la BohĂ©mienne Azucena dont la mĂšre a Ă©tĂ© injustement brĂ»lĂ©e vive au prĂ©texte quâelle aurait jetĂ© un sort sur le fils du Comte de Luna. Quant Ă LĂ©onore, Ă©prise du fils dâune bohĂ©mienne, elle trahit sa classe et prend parti pour les rebelles.
Certes, les simplifications du librettiste Cammarano, qui meurt dâailleurs sans terminer le livret, obligĂ©es par la nĂ©cessaire condensation quâexige la musique, rĂ©duisent de beaucoup la complexitĂ© psychologique et dramatique de lâĆuvre originale. Par ailleurs, comme dans le théùtre classique et ses rĂšgles de biensĂ©ance, le librettiste confie Ă deux grands rĂ©cits (de Ferrando et dâAzucena) certains Ă©vĂ©nements passĂ©s essentiels Ă la comprĂ©hension du drame prĂ©sent qui dĂ©terminent lâaction, le jeu et ses enjeux, sans compter des ellipses temporelles de faits passĂ©s en coulisses (la prise de Castellor, la dĂ©faite des rebelles, la capture de Manrico), dites en passant qui, dans la complexitĂ© du chant, rendent difficile en apparence la linĂ©aritĂ© de lâintrigue. Dans la tradition baroque, le rĂ©cit, le rĂ©citatif qui explicite la trame du drame sur un accompagnement minimal secco ou obligato, avec simplement un clavecin ou un minimum orchestral, permettait de suivre parfaitement lâaction, traitĂ©e ensuite en ses effets et affects par les arias les plus complexes. Le problĂšme, ici, câest que Verdi, confie ces narrations essentielles qui exposent le nĆud de lâaction Ă des airs compliquĂ©s de vocalises qui en rendent confuse lâintellection, ainsi lâessentiel rĂ©cit de Ferrando en ouverture, ornĂ© dâappogiatures (notes dâappui) haletant, hachĂ© de soupirs (brefs silences entre les notes) tout frissonnant de quartolets (quatre notes par temps). ExpressivitĂ© musicale extraordinaire qui joue contre le sĂ©mantisme ordinaire du rĂ©cit dâexposition. DĂ©fauts du livret, donc, mais compliquĂ©s par un chant lyrique oĂč librettiste et compositeur ont leur part mais que la musique sublime transcende largement et que les surtitres aujourdâhui permettent largement de dĂ©passer pour peu quâon y veuille prĂȘter attention. On met au dĂ©fi le spectateur de comprendre Rodogune de Corneille, Britannicus de Racine, sâil nâa pas compris les immenses tirades historiques, prĂ©cises ou allusives, bourrĂ©es de noms propres, du premier acte dâexposition. Bref, Il trovatore, contrairement aux sottes et rapides affirmations sempiternellement ressassĂ©es, nâest pas plus invraisemblable quâHernani de Victor Hugo oĂč lâon voit Charles Quint rival en amour dâun hors-la-loi, ou Ruy Blas, le valet devenu ministre tout-puissant et amant de la reine dâEspagne et le liste serait longue des libertĂ©s prises avec la vĂ©ritĂ© historique sur la scĂšne, comme le Don Carlos de Schiller repris aussi par Verdi au mĂ©pris de la rĂ©alitĂ© des faits. Mais la vraisemblance des situations nâest pas ce qui rĂšgle ce théùtre romantique.
La réalisation
Familier de lâĆuvre et du lieu, oĂč il lâavait dĂ©jĂ montĂ© en 2007, aprĂšs une autre version Ă Marseille en 2012, Charles Roubaud joue avec aisance du texte et du contexte grandiose, en renouvelant relativement ce qui peut lâĂȘtre dâune Ă©criture scĂ©nique personnelle dont on reconnaĂźt lâĂ©lĂ©gance : spatialisation efficace des grandes masses chorales en opposition de clair-obscur, subtilement mises en lumiĂšre ou ombre par les Ă©clairages de Jacques Rouveyrollis : ordre et dĂ©sordre du lever dâun casernement militaire avec la chambrĂ©e ordonnĂ©e et encombrĂ©e de lits de camps de soldats en caleçons ou, sortant de la douche matinale serviette autour des reins ou nĂ©gligemment sur lâĂ©paule pour le rĂ©cit de Ferrando ; sur le plan inclinĂ© (scĂ©nographie de Dominique Lebourges), longue procession fantomale des moniales de blanc vĂȘtues, et leur envol de colombes effarouchĂ©es aux fracas du combat ; sentinelles en pente dĂ©clinante arrachĂ©es de la nuit par un Ă©clairage rasant. En contraste avec la rigide discipline dâune armĂ©e de mĂ©tier, les BohĂ©miens dâune libertaire marche et couleurs de vĂȘtements (toujours lâĂ©lĂ©gance et fantaisie des costumes de Katia Duflot), avec leur roulotte, leurs danses familiales. En somme deux mondes sociaux affrontĂ©s, en guerre, dans le respect du texte. En contraste aux effets de masse, il y a les duos de la tendresse maternelle et amoureuse trĂšs touchants entre la mĂšre et le fils et lâamante et lâamant, aimantĂ©s par le danger. On regrette cependant deux choses : le duel entre le Comte et Manrico est plutĂŽt un jeu dâĂ©vitement entre les deux rivaux, mais quand le troubadour le narre Ă sa mĂšre, il dit avoir terrassĂ© et fait grĂące au Comte (prĂ©monition du lien de sang qui les unit) dans ce combat que nous nâavons pas vu. De mĂȘme, on sourit que Manrico arrive seul pour arracher Leonora des bras du Comte Ă la tĂȘte dâune armĂ©e et que ce dernier ne se saisisse pas immĂ©diatement de lui bien avant que ne surgissent les hommes du rebelle, certes contrainte de la musique qui retarde leur entrĂ©e.
Les projections vidĂ©o de Camille Lebourges habillent adroitement le grandiose mur de scĂšne dâun nocturne jardin, de vagues Ă©lĂ©ments dâarchitecture discrĂštement gothico-mudĂ©jare pour les portes, de sinistre salles dâun vaste couvent et de forteresses indistinctes avec, pour Castelor, de nĂ©buleuses peintures religieuses.
Le renouvellement scĂ©nique, câest encoreune modernisation de lâaction que les uniformes des soldats renvoient presque explicitement aux uniformes franquistes. Argumentant contre la contextualisation du Trovatore de Roubaud montĂ© Ă Marseille, situĂ© Ă lâĂ©poque des Guerres carlistes du XIXe siĂšcle, le 3 mai 2012, jâĂ©crivais :
« Tant quâĂ moderniser Ă tout prix, comme je lâai Ă©crit autrefois, il y aurait eu, peut-ĂȘtre, de la pertinence Ă situer cette action, oĂč deux hommes politiques et guerriers se disputent la mĂȘme femme qui pourrait symboliser lâEspagne, Ă lâĂ©poque de la Guerre civile de 1936/1939 (qui finalement est la quatriĂšme guerre carliste espagnole en un siĂšcle), les Gitans Ă©tant les libĂ©raux, les « Rouges », les rebelles, face Ă un pouvoir rĂ©actionnaire, totalitaire, dâautant que Franco voulait rĂ©tablir lâInquisition, le fascisme sây connaissant en bĂ»chers⊠Beau diptyque espagnol pour Roubaud qui avait ramenĂ© avec succĂšs le Cid tout aussi mĂ©diĂ©val Ă lâĂ©poque de la transition du franquisme avec la monarchie libĂ©rale actuelle. »
On nâest jamais mieux convaincu que par ses propres arguments, bien sĂ»r, et si, Roubaud nous fait grĂące de drapeaux rouges et noirs de lâanarchie et des Rouges pour symboliser les Gitans libertaires, rĂ©flexion qui semble prolonger (et anticiper chronologiquement) sa vision du Cid de Massenet avec le mĂȘme Alagna, on est heureux que lâintroduction tĂ©lĂ©visuelle de la retransmission du 4 aoĂ»t, avec ces magnifiques et terribles affiches de la Guerre civile espagnole, soit une franche et claire explicitation historique et politique dâun contexte : arrachĂ©e au Moyen-Ăge, lâĆuvre montre ainsi quâil est, hĂ©las, toujours Ă lâĆuvre, dans ses horreurs, dans notre prĂ©tentieuse modernitĂ©.
Interprétation
La qualitĂ© des interprĂštes, orchestres, chĆurs, chanteurs solistes, soigneusement choisis par Raymond Duffaut, laisse rarement Ă dĂ©sirer, Ă contester, la part la plus sensible Ă©tant la libertĂ© laissĂ©e au metteur en scĂšne qui offre matiĂšre Ă commentaire dans ce théùtre musical que ne cesse dâĂȘtre lâopĂ©ra, en plus quand on sait lâexigence théùtrale de Verdi. Et lâon sait le soin que Duffaut met Ă distribuer mĂȘme le rĂŽle le plus infime, quâil convient donc de ne jamais oublier, comme la silhouette de Vieux BohĂ©mien du Marseillais Bernard Imbertâš, nouveau venu Ă Orange ; de mĂȘme, on se plaĂźt Ă saluer toujours la place faite aux jeunes dont on sait, grĂące Ă lui, quâil deviendront sĂ»rement grands chanteurs, comme le tĂ©nor Julien Dran, dĂ©sormais un habituĂ© du lieu, qui campe le fidĂšle Ruiz. Dans un rĂŽle peu dĂ©veloppĂ©, InĂšs, Ludivine Gombert dĂ©ploie une belle et prometteuse voix et une sĂ»re prĂ©sence physique.
Sans doute vĂ©tĂ©ran par rapport Ă ces jeunes, la basse Nicolas TestĂ©, dans le rĂŽle de Ferrando qui ouvre lâopĂ©ra par son fameux rĂ©cit hachĂ© dâornements subtils, nous Ă©pargne le pĂ©nible jappement de certains interprĂštes qui savonnent la finesse belcantiste de ces dĂ©licates vocalises : sa diction, son articulation sont exemplaires, dâune grande beautĂ© vocale autant quâexpressive au service dâun personnage plein dâallure, noble, finalement aussi obsĂ©dĂ© par le passĂ© quâAzucena, voix dâombre rĂ©pondant Ă la sombre vocalitĂ© de la BohĂ©mienne. En Comte de Luna, par contre, le baryton roumain George Petean, pĂšche paradoxalement, malgrĂ© ses mouvements et son agitation, par un jeu statique dramatiquement, mais avec une voix impressionnante, Ă©gale sur toute sa tessiture, monochrome cependant, qui, dans son grand air (« Il balen dellâ suo sorrisoâŠÂ »), plane sur le sol attendu sans mĂȘme quâon sây attende et mĂȘme, Ă en croire nos oreilles, sur un la superfĂ©tatoire, stupĂ©fiant dâaisance et de puissance vocale.
La mezzo quĂ©bĂ©coise Marie-Nicole Lemieux incarne une Azucena hallucinĂ©e, trĂšs intĂ©riorisĂ©e : son premier air « Stride la vampa », sur un rythme de sĂ©guedille, est pris dans un tempo sans doute trop rapide du chef pour en exprimer la corrosive obsession qui la ronge. Mais elle bouleverse par sa grande voix dâombre et de feu dans le second, trĂšs large, ample, au risque dâune certaine instabilitĂ©. Nouvelle venue Ă Orange, la soprano dramatique Chinoise Hui He, dans son premier air (le trac, sans doute) paraĂźt accuser une limite dans un aigu tendu. Cependant, dans son grand air (« DâAmore sullâali roseâŠÂ »), elle bouleverse par la beautĂ© dâun timbre chaud, charnu dans le mĂ©dium, moirĂ© dans  lâaigu, une voix bien conduite, demi-teintes, sons filĂ©s, trilles, dont la technique maĂźtrisĂ©e est au service de la poĂ©sie et de lâĂ©motion.
Non, on ne lâattend pas mĂ©chamment au tournant comme certains, ce grand artiste quâest Roberto Alagna en Trovatore souvent introuvable ailleurs. Mais il est juste de dire que, dans le premier acte, la voix accuse une sĂ©cheresse dans lâaigu manquant dâonctueuse couverture. Dans les passages moins tendus, on admire toujours sa magnifique ligne, son phrasĂ©, et lâĂ©motion aussi, notamment dans les deux duos avec sa mĂšre, dont le second et ultime avant la mort (« Riposa, o madreâŠÂ », qui renvoie Ă la tendresse de Verdi pour ces moments dĂ©chirants dâadieux Ă la vie avouĂ©s ou non comme Violetta et Alfredo (« Parigi, o caraâŠÂ ») ou AĂŻda et RadamĂšs (« Addio terraâŠÂ »). Il est acteur autant que chanteur. Mais on est en droit de regretter quâavec sa notoriĂ©tĂ© et la sympathie acquise (et justement conquise) sur son public, il nâimpose pas, dans son grand air « Di quella pira » (type de sĂ©guedille) la vĂ©ritĂ© textuelle de Verdi : lâair est en do majeur, dans la tradition, depuis le Baroque, des airs hĂ©roĂŻques ou de chasse, culminant sur un solaire sol aigu. Or, une tradition abusive impose un redoutable contre ut non Ă©crit par Verdi, certes pour surmonter la masse chorale et orchestrale paroxystique du moment. Donc, au contre ut, nul tĂ©nor nâest tenu face Ă la vĂ©ritĂ© de la partition. Ici mĂȘme, rĂ©compensĂ© par des vivats, Jonas Kaufmann donnait en pianissimo exigĂ© par Bizet le si bĂ©mol de son grand air que les tĂ©nors sortent prudemment en forte. Alagna choisit donc, au dĂ©triment de la tonalitĂ© de do majeur, de faire transposer cet air un demi-ton plus bas pour sans doute vouloir donner Ă son public lâillusion dâun contre ut qui ne sera quâun si bĂ©carre. Or, le malheur veut quâaprĂšs tout ce passage hĂ©roĂŻque quâil offre avec panache, il donne ce sommet en une sorte de voix mixte entre poitrine et fausset de fĂącheux effet. Le 4 aoĂ»t, il est vrai, il chantera ce si, mais visiblement Ă lâarrachĂ©, alors quâil pouvait sâen tenir Ă ce sol de la partition, toujours ensoleillĂ© chez lui. On ne juge pas, bien sĂ»r, un chanteur de cette trempe sur une seule note mais, justement, cela dĂ©tone Ă cette Ă©chelle.
Sous la direction de Bertrand de Billy, trĂšs attentif aux chanteurs, lâOrchestre National de France sonne comme un magnifique instrument au service dâune partition qui alterne les grandes masses sonores (beaux chĆurs) rutilantes de couleurs et de fureur, avec des moments dâintimitĂ©, de douceur et de grĂące poĂ©tique. Pas une faille mais une tenue remarquable du dĂ©but Ă la fin.
Compte rendu critique, opéra. Orange, Chorégies. Le 1er août 2015. Verdi : Il trovatore. Roberto Alagna⊠Bertrand de Billy, Charles Roubaud.
Verdi : Il Trovatore / le troubadour
Opéra en 4 actes (1853),
Livret de Salvatore Cammarano, dâaprĂšs le drame espagnol
d’Antonio GarcĂa GutiĂ©rrez (1836)
ChorĂ©gies dâOrange. Les 1 et 4 aoĂ»t (en direct sur Antenne 2 et en replay)
Bertrand de Billy, direction.âšCharles Roubaud, mise en scĂšne
. ScĂ©nographie : Dominique Lebourgesâš. Costumes : Katia Duflotâš. Eclairages : Jacques Rouveyrollisâš. VidĂ©o : Camille Lebourges.
Distribution
Leonora : Hui He ; Azucena : Marie-Nicole Lemieux; InĂšs : Ludivine Gombert. Manrico :  Roberto Alagna; Il Conte di Luna :  George Petean ; âšFerrando : Nicolas TestĂ©; Ruiz : Julien Dran; Un Vecchio Zingaro : Bernard Imbert. Orchestre National de France.ChĆurs des OpĂ©ras Grand Avignon, de Nice et de Toulon Provence-MĂ©diterranĂ©e.