CD. Schumann : 4 Symphonies (Chamber orchestra of Europe, NĂ©zet SĂ©guin, 2013). Le chef Yannick NĂ©zet SĂ©guin publie chez Deutsche Grammophon les 4 Symphonies de Robert Schumann. Le feu bouillonnant du chef quĂ©bĂ©cois Yannick NĂ©zet-SĂ©guin (36 ans en 2014) nouvellement arrivĂ© chez Deutsche Grammophon (pour lequel il a gravĂ© une intĂ©grale de la trilogie mozartienne en cours : ne manque plus que Les Nozze di Figaro Ă paraĂźtre dâici fin 2014) sâest rĂ©alisĂ© auparavant au concert en octobre 2012 Ă Paris lors dâune intĂ©grale des Symphonies de Schumann. Lâenregistrement de Deutsche Grammophon qui paraĂźt en mars 2014 reflĂšte ce travail sur la texture orchestrale et la vitalitĂ© dâune Ă©criture exaltĂ©e, volcanique qui dit assez outre lâautobiographie qui sâĂ©crit alors, la volontĂ© radicale dâun ĂȘtre passionnĂ©, dĂ©terminĂ© Ă sâinscrire dans la lumiĂšre, lâantithĂšse de ses dĂ©rĂšglements psychiques qui ne tarderont pas Ă poindre. Exaltation, juvĂ©nilitĂ©, feu et embrasement, voire excitation des finales, Yannick NĂ©zet-SĂ©guin pourrait bien bouleverser la donne discographique en place (car les Ă©pisodes plus intĂ©rieurs et introspectifs : adagio de la 2, Feierlich de la 3, Romanze de la 4⊠y gagnent en mystĂšre et en sombres questionnements). La direction affĂ»tĂ©e se montre proche dâun cĆur ardent dont le diapason versatile incarne toute la complexitĂ© et lâambivalence de la sensibilitĂ© romantique⊠DouĂ© dâune baguette vive et articulĂ©e, disposant dâun collectif ductile et Ă©nergique, la lecture du chef montrĂ©alais sâimpose trĂšs honorablement par sa gĂ©nĂ©rositĂ© sensible, si proche du jeu incessant des humeurs dâun Schumann ambivalent, imprĂ©visible, contrastĂ©. Du pain bĂ©ni pour un orchestre qui souhaite en dĂ©coudre comme galvanisĂ© par lâappĂ©tit scintillante du maestro. Compte rendu dĂ©taillĂ© de chaque symphonie pour mieux identifier lâapport de Yannick NĂ©zet-SĂ©guin. Le double cd Schumann par Yannick NĂ©zet SĂ©guin est « CLIC » de CLASSIQUENEWS.COM.
Versatilité schumanienne
CD1. Symphonies n°1 et 4
Symphonie n°1. DĂšs le premier mouvement, chef et instrumentistes rĂ©ussissent Ă affirmer une Ă©tonnante motricitĂ©. Le voile se dĂ©chire et rĂ©pond Ă la proclamation des trompettes qui cĂ©lĂšbre une Ăšre nouvelle, les horizons illimitĂ©s du compositeur qui ici dĂ©clare pour la premiĂšre fois sa complĂšte maĂźtrise de lâĂ©criture symphonique. Le soin narratif du chef sâĂ©lectrise idĂ©alement, travailleur du dĂ©tail comme dĂ©fenseur dâun Ă©clat collectif avec une nette et franche volontĂ© affirmĂ©e dans cet Ă©lan primordial qui dĂšs la fin du premier Ă©noncĂ© (fanfare introductive), laisse jaillir lâexaltation trĂ©pidante des cordes. Ce feu bouillonnant dont a tĂ©moignĂ© Schumann lui-mĂȘme. Il sâagit bien de recueillir les moments dâivresse personnelle, de les porter trĂšs haut comme lâĂ©tendard de sa joie de vivre.
Puis, la tendresse souveraine du 2Ăšme mouvement installe un climat dâextase apaisĂ©e, vĂ©ritable tour de force dans la comprĂ©hension des dynamiques ; câest de loin dans cette frĂ©nĂ©sie maĂźtrisĂ©e, ce feu qui brĂ»le aussi et dâune plĂ©nitude toute extatique, le mouvement le mieux ciselĂ© par le chef. On ne dira jamais assez son intelligence musicale ici magistrale. Avec le motif voilĂ©, brumeux et dĂ©jĂ lointain des fanfares de lâouverture de TannhĂ€user (dĂ©jĂ citĂ© dans le premier mouvement) : tout sâachĂšve en un songe bienheureux que lâon quitte avec regret et presque comme une blessure. Si dans sa prĂ©sentation globale, le chef nous parle de versatilitĂ© Ă©motionnelle (le double visage Florestan et Eusebius dâun Schumann bipolaire), le 3Ăšme mouvement est le plus complexe avec sa sĂ©quence syncopĂ©e, outrageusement rythmique puis la succession des deux trios dâune beautĂ© irrĂ©sistible. Du 4Ăšme mouvement, se distinguent finesse et fragilitĂ©, – tendresse scintillante de lâallant rythmique; la direction est dĂ©taillĂ©e, dĂ©liĂ©e, articulĂ©e mĂȘme⊠sans pourtant porter un vrai souffle liĂ© au sentiment de jaillissement et dâexaltation voire dâexcitation qui doit emporter toute la structure⊠cependant, – baisse de tension, le geste est parfois serrĂ© et petit⊠surtout les trompettes et les cuivres en gĂ©nĂ©ral manquent dâĂ©clat.
Symphonie n°4 : Yannick NĂ©zet-SĂ©guin y rĂ©alise la cohĂ©sion dâun tout organique dont lâenchaĂźnement des parties parfaitement assemblĂ©es, dit lâunitĂ© et la circulation dâun bout Ă lâautre. DĂšs son amorce, le chef fait retentir comme un jaillissement irrĂ©pressible aux rĂ©sonances cosmiques, le chant dâun glas : lâexpression dâune tragĂ©die. NĂ©zert-SĂ©guin garde la transparence, un Ă©noncĂ© toujours clair⊠puis ce sont les accents dâune exaltation reconquise et dâun allant irrĂ©pressible : bois, cordes, cuivres se distinguent trĂšs nettement rĂ©vĂ©lant les qualitĂ©s expressives de lâOrchestre de chambre dâEurope. PortĂ©s par les cors, violons et violoncelles redoublent dâactivitĂ© exaltĂ©e. Voici, le point le plus positif de la lecture. Pourtant, des Ă©pisodes trop lents diluent la tension, abaissent la pulsion qui doit aller crescendo sans sâaffaisser. LâĂ©lan devient palpitation inquiĂšte, frĂ©missante Ă la rĂ©expĂ©dition du motif de conquĂȘte. Le chef martĂšle avec raisons, jusquâĂ lâivresse instrumentale rĂ©vĂ©lĂ©e par une vision qui prend enfin forme dans la derniĂšre partie du mouvement. Lâintelligence de la vision dâensemble captive ; ce qui a paru diluĂ© Ă©tait assumĂ© pour nourrir un regard global qui se dĂ©voile alors.
EnchaĂźnĂ© le 2Ăš mouvement diffuse au hautbois/violoncelle, le caractĂšre de rĂȘverie plus intĂ©rieure, dâextase mystique et flottante⊠Totale rĂ©ussite. Le 3Ăšme mouvement rĂ©sonne comme une rĂ©solution dĂ©terminĂ©e, dont NĂ©zet SĂ©guin rĂ©tablit la fraternitĂ© avec la fougue BeethovĂ©nienne, colorĂ©e par le sens du rythme et de la mĂ©lodie dâun Schumann, immense symphoniste. LâirrĂ©pressible et lâexaltĂ© refont ici surface mais le geste paraĂźt encore court et sec. Le dĂ©but du 4Ăšme mouvement, ascension ultime aux cimes de la dĂ©livrance (fanfares de trompettes et cors somptueux il est vrai) est comme emportĂ© par un Ă©lan vital dâune exaltante trĂ©pidation : le sentiment de joie et dâivresse sonore est ici un peu attĂ©nuĂ© par des phrases courtes et sĂšches, un Ă©paisseur du trait, la densitĂ© jamais vraiment nuancĂ©e des basses. On ne saurait demeurĂ© insensible cependant Ă cette lecture trĂšs investie qui dans ses finales surtout dĂ©livre une excitation premiĂšre, enfin manifeste et libĂ©rĂ©e.
CD2. Symphonies n°2 et 3
Symphonie n°2. (Premier mouvement) Le chef est ici Ă son aise, communiquant son Ă©nergie dĂ©taillĂ©e Ă tous les musiciens. Nerf et vivacitĂ© et aussi prĂ©sence dâun voile initial d’oĂč peu Ă peu Ă©merge la force primitive d’un esprit de conquĂȘte d’une irrĂ©sistible dĂ©termination, assĂ©nĂ©e de façon organique et viscĂ©rale aux cordes dans ce mouvement originel, Ă©noncĂ© comme un feu volcanique. En sousjacence, le maestro sait exprimer aussi versatilitĂ© et grande fragilitĂ© de l’Ă©lĂ©ment moteur, liĂ© Ă la complexitĂ© psychique de Schumann. NĂ©zet SĂ©guin joue Ă©videmment sur la juvĂ©nilitĂ© et la grande cohĂ©sion collective des musiciens, avec cette fougue beethovĂ©nienne aux cordes (ils ont jouĂ© avec Harnoncourt la 9Ăšme de Beethoven, au cours dâune intĂ©grale enregistrĂ©e, et ont gardĂ© dans leurs gĂšnes, cette prĂ©cieuse expĂ©rience viscĂ©rale). Bois hautbois et basson, flĂ»tes et clarinettes sont d’un prodigieux accents. TrĂ©pidation, frĂ©nĂ©sie, Ă©clairs de fulgurance qui emportent et menacent aussi, ⊠le style est prĂ©cis, lâintonation juste, entre griserie ivre et dĂ©flagration destructrice. Tout cela est magnifiquement exprimĂ©. Rien nâentrave plus la sauvagerie organique et prodigieuse Ă l’Ă©chelle dâun orchestre totalement soudĂ©, palpitant d’un mĂȘme coeur, aspiration vers les cimes pour une finale libĂ©ration.
Du Scherzo, NĂ©zeet SĂ©guin dĂ©livre la vitalitĂ© encore mais ici de nature chorĂ©graphique: Ă la fois dionysiaque et promĂ©thĂ©en. On se dĂ©lecte de la pulsation inquiĂšte et fragile lĂ encore, comme un ballet presque dĂ©rĂ©glĂ© : Ce pourrait ĂȘtre Mendelssohn Ă©chevelĂ©, proche de la folie et aussi Beethoven comme hystĂ©risĂ© : oĂč le feu promĂ©thĂ©en originel est transmis irradiant aux hommes. Franchise de ton et somptueuse fluiditĂ© Ă©nergique saisissent. Avec des cordes d’une motricitĂ© Ă©tonnante, et cette gradation du chef qui veut nous dire quelque chose Ă chaque mesure. Un bonheur infini.
MĂȘme accomplissement pour lâAdagio expressivo : quand tellement de compositeurs manquent ici de vĂ©ritable inspiration. La tendresse infinie sâĂ©coulent en larmes d’une profondeur qui sonne comme une tristesse comme un adieu, une rĂ©vĂ©rence avec bois et cordes en fusion Ă©motionnelle. LâĂ©noncĂ© Ă la clarinette, flĂ»te/basson, hautbois… accorde pudeur et sensibilitĂ©… puis lâalliance cordes/cor dit lâascension et ce dĂ©sir des cimes, d’oubli et d’anĂ©antissement. Câest le retour rĂȘvĂ© Ă l’innocence simultanĂ©ment Ă des blessures secrĂštes. Pudique, secret, la chef finit comme la fin d’un songe, en un pianissimo touchant la grĂące. Le contraste est total avec le Finale : oĂč sâaffirme la reprise de conscience, la vitalitĂ© conquĂ©rante : lâivresse dâun crescendo progressif d’une irrĂ©sistible effervescences (quelle motricitĂ© des cordes lĂ encore) : finesse, prĂ©cision, mordant, attention et facultĂ© aux nuances… avec une derniĂšre affirmation assĂ©nĂ©e aux timbales. L’esprit est en pleine possession de ses forces vitales. Et le chef trĂšs convaincant.
Symphonie n°3 : pour finir notre compte rendu, la Symphonie n°3 « RhĂ©nane » (créée en fĂ©vrier 1851) sâĂ©coule comme un fleuve impĂ©tueux, riches en images et en couleurs qui affirme encore et toujours, un esprit rageur et combattif. Celui dâun Schumann dĂ©miurge Ă lâĂ©chelle de la nature. La vitalitĂ© dĂ©taillĂ©e du chef assure lĂ encore l’Ă©coulement organique du tout… elle permet au compositeur dâaffirmer une Ă©vidente maĂźtrise dans l’effusion souvent Ă©chevelĂ©e qui l’a fait naĂźtre. Les indications en allemand soulignent la germanitĂ© du plan d’ensemble dont la vitalitĂ© revisite Mendelssohn, et l’ambition structurelle, le maĂźtre Ă tous : Beethoven. Paysages dâAllemagne honorĂ©s et brossĂ©s avec panache et lyrisme depuis les rives du Rhin, la RhĂ©nane doit sâaffirmer par son souffle suggestif. Le geste du maestro montrĂ©alais y pourvoit sans compter.
Le premier mouvement Lebhaft (vivace) nâest pas le mieux Ă©crit : son caractĂšre rĂ©pĂ©titif gĂȘne dâautant plus manifeste quand on Ă©coute les quatre symphonies en un cycle dâĂ©coute continu. Seules les cuivres formidables emblĂšmes de la victoire finale apportent Ă©videmment une coloration spĂ©cifique : lâivresse frĂ©nĂ©tique et les promesses d’un banquet festif et entraĂźnant.
Scherzo : la houle gĂ©nĂ©reuse des violoncelles, aux crĂȘtes soulignĂ©es par les flĂ»tes, Ă©voquerait (selon Schumann lui-mĂȘme) une « matinĂ©e sur le Rhin » : NĂ©zet SĂ©guin impose un tempo tranquille oĂč triomphe le superbe contrechant des cors dialoguant avec les hautbois aux couleurs Ă©lĂ©gantes dont l’activitĂ© gagne les cordes. Tout cela ne manque pas de panache ni de belle allure portĂ©s par la rutilance des cuivres, fruitĂ©s et gĂ©nĂ©reux. Le chef sait en exprimer le climat dâinsouciance rĂȘveuse.
Le Nicht schnell baigne dans une tranquillitĂ© pastorale qui met en lumiĂšre le trĂšs beau dialogue dans lâexposition des pupitres entre eux, surtout cordes et vents. Le point dâorgue de la RhĂ©nane demeure le 3Ăšme Ă©pisode « Feierlich » (maestoso): NĂ©zet-SĂ©guin capte la grave noblesse et la solennitĂ© majestueuse. Ici, rĂšgne le chant presque douloureux et plaintif de l’harmonie des bois auxquels rĂ©pondent violoncelles et cors… en couleurs dĂ©chirĂ©es semant un voile de dĂ©vastation. Lâampleur BeethovĂ©nienne de lâĂ©criture impose une conscience Ă©largie comme foudroyĂ©e … et ce nâest pas les fanfares souhaitant renouer avec lâaisance triomphale par un ample portique qui effacent les langueurs Ă©teintes comme dĂ©composĂ©es. Le caractĂšre du mouvement est celui dâun anĂ©antissement, aboutissement dâun repli dĂ©pressif extĂ©nuĂ©. LĂ encore, comme dans lâAdagio expressivo de la 2, chef et instrumentistes atteignent un sommet de profondeur et dâintĂ©rioritĂ©.
Homme des contrastes, Schumann revient au Lebhaft initial : retour Ă la conquĂȘte sur un mode plus insouciant⊠en une ronde pastorale de plus en plus entraĂźnante Ă laquelle le chef apporte des accents haletants. La vision est celle dâun crescendo d’essence dionysiaque dont Yannick NĂ©zet-SĂ©guin suggĂšre avec beaucoup d’articulation l’Ă©lan chorĂ©graphique comme aspirĂ© vers son inĂ©luctable rĂ©solution. Le relief des timbres, lâĂ©lan collectif, la justesse des intentions expressives remportent lâadhĂ©sion. Un trĂšs grand cycle orchestral qui dĂ©voile la versatilitĂ© maladive mais si expressive dâun Schumann ambivalent.
Robert Schumann : IntĂ©grale des Symphonies 1-4. Orchestre de chambre dâEurope (Chamber Orchestra of Europe, COE). Yannick NĂ©zet-SĂ©guin, direction. Deutsche Grammophon. Enregistrement rĂ©alisĂ© en novembre 2012 Ă Paris. Coup de cĆur, CLIC de CLASSIQUENEWS.COM de mars 2014.
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