COMPTE-RENDU, concert. LILLE, Nouveau SiĂšcle, le 28 juillet 2019. MAHLER : Symphonie n°5. Orchestre national de Lille. Alexandre Bloch, direction. Le nouveau concert Mahler Ă lâAuditorium du Nouveau SiĂšcle est un jalon passionnant Ă suivre, confirmant lâĂ©vidente affinitĂ© du chef avec lâĂ©criture mahlĂ©rienne, comme lâĂ©loquence collective des instrumentistes du National de Lille, en particulier aprĂšs plus dâune heure de jeu⊠comme libĂ©rĂ©s, naturels, dans le dernier et 5Ăš tableau : le Rondo-Finale / Allegro, marquĂ© par lâurgence et une joie rayonnante, indĂ©fectible. Un bel engagement qui a dĂ» certainement ravir la petite fille du compositeur, prĂ©sente ce soir : Marina Mahler. Outre son sens de la spatialitĂ©, son imagination sans limites, câest aussi la trĂšs riche palette de timbres, la recherche constante de texture et de caractĂšre qui fondent la modernitĂ© de Mahler au XXIĂš. Tout sâentend admirablement dans lâAuditorium du Nouveau SiĂšcle sous la baguette du chef, directeur musical de lâOrchestre National de Lille, Alexandre Bloch.
L’ONL et Alexandre Bloch jouent la 5Ăš de Gustav Mahler…
1001 nuances de la passion mahlérienne

Le premier mouvement (mesurĂ©, sĂ©vĂšre, funĂšbre) est grave ; initiĂ© par la trompette brillante, sublime appel initial, qui introduit la riche texture de la fanfare pour quâĂ©merge le chant Ă la fois tendre et douloureux des cordes ; on apprĂ©cie immĂ©diatement lâarticulation intĂ©rieure de ces derniĂšres dont le chef cisĂšle et ralentit, explicite et illumine les arriĂšres plans entre blessure rentrĂ©e et sentiment tragique. Peu Ă peu se prĂ©cise la plainte amĂšre et retenue dâune Ă©ternelle souffrance (assise des 8 contrebasses comme un mur de soutien, alignĂ©s au fond de la scĂšne).
La souplesse, le sens du dĂ©tail des timbres (clarinette, flĂ»tes, cors et bassons), lâĂ©quilibre cordes, cuivres⊠tout est dĂ©tachĂ©, fusionnĂ©, soulignĂ© avec un sens de la mesure ; et de la morsure aussi. La marche funĂšbre (Trauermarsch) qui se dĂ©ploie progressivement, surgit alors avec une finesse irrĂ©sistible.
A la fois gardien de la transparence et du dĂ©tail, le chef veille aussi au relief des contrastes saisissants qui agitent en un mouvement panique tous les pupitres (dans les deux trios) ; lâactivitĂ© est prĂ©cise, et toujours, lâarchitecture de ce premier mouvement, parfaitement exposĂ©e ; la direction, dâune clartĂ© constante, avec une direction nettement explicitĂ©e : de lâombre tenace voire lugubre ⊠à la lumiĂšre finale.
Chaque reprise se colore dâune intention renouvelĂ©e, offrant des teintes tĂ©nues entre mĂ©lancolie, adieu, renoncement, espĂ©rance. Ce premier mouvement est davantage quâune marche : câest une mosaĂŻque de sensations et de nuances peints Ă la maniĂšre dâun tableau tragique. Ce travail sur lâarticulation, la transparence de chaque phrase, intense et spĂ©cifique dans sa parure instrumentale nous paraissent les piliers dâune approche trĂšs articulĂ©e et fine, comme modelĂ©e de lâintĂ©rieur. VoilĂ qui instille Ă lâensemble de cette arche primordiale, son Ă©paisseur inquiĂšte, un voile hypersensible qui capte chaque frĂ©missement pulsionnel, et semble sâĂ©lever peu Ă peu jusquâĂ lâultime question que pose la flĂ»te finale, vĂ©ritable agent de lâombre et du mystĂšre (aprĂšs la trompette presque moqueuse et provocatrice) : son chant retentit comme une Ă©nigme non Ă©lucidĂ©e. De sorte que de ce premier mouvement tout en ressentiment, Alexandre Bloch Ă©lucide lâĂ©cheveau des forces antagonistes : tout y est exposĂ© en un Ă©quilibre sombre, irrĂ©solu. Tout y est clair et des plus troubles. Equation double. Lâintonation est parfaite.
Le second mouvement apporte les mĂȘmes bĂ©nĂ©fices, mais en une activitĂ© versatile proche dâun chaos aussi vif quâintranquille. Morsures, agitation Ă©perdue, perte de lâĂ©quilibre sourd du premier mouvement, on distingue la superbe phrase (par son onctuositĂ© langoureuse) des bois et piz des cordes : se prĂ©cise sous la priĂšre des cordes (violoncelles) un ardent dĂ©sir qui supporte tout lâĂ©difice. LâĂ©lan se fait quĂȘte. Le chant wagnĂ©rien des violoncelles indique dans le murmure cette brĂ»lure et cette question qui taraude tout lâorchestre (cuivres enflammĂ©s, crĂ©pitants), et dans lâinterrogation posĂ©e par le compositeur, Alexandre Bloch trouve la juste rĂ©alisation : celle dâune insatisfaction dâune indicible voluptĂ© (cor anglais) Ă laquelle il oppose le souvenir de marches militaires qui prĂ©cipite le flux orchestral en spasmes parfois jusquâĂ lâĂ©cĆurement. Lâattention aux dĂ©tails et aux couleurs, – lĂ encore, teintes et demi teintes, le nuancier du gĂ©nie MahlĂ©rien est ici infini ; il sâaffirme et se dĂ©ploie sous la direction (sans baguette) du chef, trĂšs articulĂ©, faisant surgir des Ă©clairs et des textures – accents et climats (amertume des hautbois et clarinettes aux postures fĂ©lines, animales) dâune ivresse⊠irrĂ©sistible. JusquâĂ lâexplosion conçue comme un choral (percus et cuivres en rĂ© majeur), lente et irrĂ©pressible Ă©lĂ©vation, aspiration verticale qui annonce une victoire finale (lâorchestration est celle de Strauss ou du Wagner de TannhĂ€user et des MaĂźtres Chanteurs). Et lĂ encore, la fin filigranĂ©e, dans le mystĂšre : piz des cordes et notes aiguĂ«s de la harpe saisissent lâesprit, par leur justesse fugace. Tout est dit, rien nâest rĂ©solu.
Morceau de bravoure et plus long morceau du cycle, le Scherzo (ainsi que lâĂ©crit Mahler), recycle valse et laendler. Dâune insouciance osons dire « straussienne », le solo de cor (superbe soliste) ouvre le 3Ăš mouvement; plein dâangĂ©lisme et de candeur en couleurs franches (duo de clarinettes), sur un ton dĂ©tendu, Ă©lĂ©giaque, ce chant de la nature enchante, enivre et contraste avec la couleur lugubre, saisissante des deux premiers mouvements. Pourtant Alexandre Bloch en exprime aussi le sentiment dâinquiĂ©tude qui sâimmisce peu Ă peu et finit par dĂ©construire la franchise de la construction mĂ©lodique (alarme des cors)⊠vers lâinquiĂ©tude Ă©nigmatique qui rĂŽde (superbe solo de cor, pavillon bouchĂ©), avant les piz des cordes tel une guitare amoureuse mais parodique : Mahler se moquerait-il de lui-mĂȘme ? « vieux corps malade », pourrait-on dire,⊠pourtant aimant comme un ado, la belle Alma (rĂ©cemment rencontrĂ©e et dont la 5Ăš symphonie tĂ©moigne de la forte sĂ©duction dans le cĆur du compositeur) ; câest comme les Romantiques, Beethoven et Berlioz, la belle bien aimĂ©e vers laquelle sâadressent toutes ses espĂ©rances. DâoĂč lâinclusion de la valse Ă peine Ă©noncĂ©e et dĂ©jĂ Ă©perdue, inquiĂšte⊠câest un rĂȘve Ă©rotique, un Ă©treinte Ă©voquĂ©e juste dĂ©veloppĂ©e⊠Mahler aimant manquerait-il de certitude, en proie aux vertiges du doute ?
La palette des sentiments du hĂ©ros, (versatile, changeante) est un vrai dĂ©fi pour lâorchestre ; dans une succession dâhumeurs et dâĂ©mois contradictoires, en apparence dĂ©cousus, le chef garde le fil, tel un questionnement aux enjeux profonds et intimes, aux Ă©noncĂ©s polyvalents et constants.
Enfin câest le grand bain dâoubli et de langueur suspendue pour cordes seules : lâAdagietto. Le 4Ăš mouvement adoucit, rĂ©soud tout; instant de grĂące et plĂ©nitude aĂ©riennes, dâun climat de voluptĂ© extatique et lĂ aussi murmurĂ©e installĂ© par cordes et harpe. Câest un rĂȘve dâamour et de sensualitĂ© dâune intensitĂ© unique dans lâhistoire symphonique dont Alexandre Bloch se dĂ©lecte Ă gravir chaque Ă©chelon vers les cimes, jusquâĂ la derniĂšre phrase, suspendue. ĂtirĂ©e en une ample et ultime respiration, Ă la fois rĂąle et renaissance. Sây dĂ©ploie la mĂ©lancolie presque amĂšre des violoncelles, surtout lâivresse bĂ©ate des hauteurs dans le chant des violons. Mahler semble y tresser des guirlandes de fleurs Ă©panouies Ă lâadresse de sa promise, parfums enivrants et aussi capiteux⊠car lâĂ©lan passionnel nâest pas dispensĂ© dâune certaine gravitĂ©. Cette ambivalence de ton est parfaitement assimilĂ©e par le chef, tout en retenue et⊠tension, dĂ©sir et inquiĂ©tude.
Le dernier mouvement (5Ăš), enchaĂźnĂ© immĂ©diatement, semble dĂ©chirer le voile du rĂȘve qui a prĂ©cĂ©dĂ© : en ce sens, lâappel du cor exprime lâĂ©veil des amoureux, – le retour Ă la rĂ©alitĂ© aprĂšs lâextase, lĂ encore dans une orchestration wagnĂ©rienne (Siegfried). La direction du chef se distingue par son opulence, le caractĂšre dâĂ©merveillement de la musique : avant le contrepoint idĂ©alement Ă©clairci, articulĂ© ; lâorchestre rĂ©alise ce dernier Ă©pisode comme une sĂ©rie de proclamations positives, lumineuses, sans aucune ombre et qui sâexpriment Ă Lille, comme une irrĂ©pressible soif dâharmonie et dâĂ©quilibre, aprĂšs tant de contrariĂ©tĂ©s et dâobstacles (Scherzo).
Le naturel, lâĂ©loquence des instrumentistes dans ce dernier Ă©pisode, profitant du flux prĂ©cĂ©demment « rĂŽdé », et qui semble couler telle une source enfin rĂ©gĂ©nĂ©ratrice, sâavĂšrent superlatifs. Mahler maĂźtrise les rebonds et le temps de la rĂ©solution selon le jeu des oppositions et des tensions qui ont prĂ©cĂ©dĂ© ; câest un architecte et un dramaturge, mais aussi un formidable rĂ©alisateur Ă la pensĂ©e cinĂ©matographique ; aprĂšs une telle direction claire, nuancĂ©e, unitaire, on reste frappĂ© plus dâun siĂšcle aprĂšs sa conception, par le gĂ©nie mahlĂ©rien. Lâultime mouvement dans la fusion chef / instrumentistes, rĂ©alise toutes nos espĂ©rances. On y dĂ©tecte dans cette proclamation fuguĂ©e du triomphe, une part dâironie critique, une saveur parodique qui sous-entend malgrĂ© tout la distance de Mahler avec son sujet. Sous la baguette mesurĂ©e dâAlexandre Bloch, ce Finale en demi-teintes, gagne une grande richesse allusive.
Palmes spĂ©ciales au 1er cor et au 1er trombone, eux aussi tout en engagement constant, en finesse rĂ©jouissante : aprĂšs 1h20 de plĂ©nitude et de contrastes orchestraux, lâexpĂ©rience pour les spectateurs et auditeurs Ă Lille demeure captivante : exaltĂ©, revigorĂ©, lâesprit ainsi impliquĂ© voire Ă©prouvĂ© mettra du temps pour redescendre. VoilĂ qui laisse augurer le meilleur pour les prochaines sessions du cycle Mahler par lâOrchestre National de Lille en 2019 (au total les 9 symphonies seront jouĂ©es dâici fin 2019). Sous lâĆil attentif et le soin du chef Alexandre Bloch, chaque ouvrage semble gagner comparĂ© Ă la session prĂ©cĂ©dente, nuances, finesse, clartĂ© dans lâambivalence.
Ne manquez pas le prochain rv MahlĂ©rien Ă Lille, Symphonie n°6 « Tragique », les 1er et 2 octobre 2019. ĂvĂ©nement incontournable.
Réservez votre place pour la 6Ú Symphonie
https://www.onlille.com/saison_19-20/concert/lodyssee-mahlerienne-continue/
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COMPTE-RENDU, concert. LILLE, Nouveau SiÚcle, le 28 juillet 2019. MAHLER : Symphonie n°5. Orchestre national de Lille. Alexandre Bloch, direction.
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VOIR la 5Ăšme Symphonie de Mahler par lâONL / Alexandre Bloch :
A revoir et Ă ressentir sur la chaĂźne YOUTUBE de lâONL :
https://www.youtube.com/watch?v=RqzHjU5PBpI
INDEX / traclisting Symphonie n°5 de Gustav Mahler
par lâOrchestre National de Lille / Alexandre Bloch :
I. Im gemessenen Schritt / Dâun pas mesurĂ© (procession funĂšbre)
StĂŒrmisch bewegt / Orageux⊠à 37mn42
Scherzo Ă 52mn09
Adagietto Ă 1h10mn
Rondo-Finale. Allegro Ă 1h22mn
