Il est de rares occasions oĂč l’univers lyrique scintille d’Ă©motions… La premiĂšre de la nouvelle production d’Il Trovatore de Verdi Ă l’OpĂ©ra Bastille est une de ces occasions. Il s’agĂźt d’une coproduction avec l’OpĂ©ra National Ă Amsterdam, dont la mise en scĂšne est signĂ©e Alex OllĂ©, du fameux cĂ©lĂšbre collectif catalan La Fura dels Baus. Les vĂ©ritables pĂ©pites d’or rĂ©sident dans la distribution des chanteurs, avec nulle autre que la soprano Anna Netrebko, Prima Donna Assoluta, avec un Marcelo Alvarez, une Ekaterina Semenchuk et surtout un Ludovic TĂ©zier dans la meilleure de leurs formes ! L’Orchestre maison est dirigĂ© par le chef milanais Daniele Callegari.
Verdi de qualité
Enrico Caruso a dit une fois (selon l’anecdote) que tout ce qu’il fallait pour une performance rĂ©ussie d’Il Trovatore de Verdi n’Ă©tait pas moins que les quatre meilleurs chanteurs du monde. Avec l’excellente distribution d’ouverture (sachant qu’il y en une deuxiĂšme), la nouvelle administration de la maison parisienne montre sa volontĂ© d’ouverture, de progrĂšs, d’excellence. Si nous ne comprenons toujours pas l’absence (ou presque) de grandes vedettes lyriques lors du dernier mandat, nous nous rĂ©jouissons d’ĂȘtre tĂ©moins d’une premiĂšre Ă l’OpĂ©ra Bastille avec un si haut niveau vocal. Il Trovatore de Verdi est au centre de ce qu’on nomme la trilogie de la premiĂšre maturitĂ© de Verdi, avec Rigoletto et La Traviata. De facture musicale peut-ĂȘtre moins moderne que Rigoletto, une Ćuvre moins formelle, Il Trovatore reste depuis sa premiĂšre, l’un des plus cĂ©lĂšbres opĂ©ra, jouĂ© partout dans le monde, uniquement surpassĂ© par… La Traviata.
L’histoire moyenĂągeuse inspirĂ©e d’une piĂšce de théùtre espagnole du XIXe siĂšcle d’Antonio Garcia GutiĂ©rrez, est le prĂ©texte idĂ©al pour le dĂ©ploiement de la force et l’inventivitĂ© mĂ©lodique propres Ă Verdi. Dans l’Espagne du XVe siĂšcle ravagĂ©e par des guerres civiles, deux ennemis politiques se battent Ă©galement pour le cĆur de Leonora, dame de la cour. L’un est un faux trouvĂšre Ă©levĂ© par une gitane, l’autre est un Duc fidĂšle au Roi d’Espagne. Ils sont frĂšres sans le savoir. On traverse une marĂ©e de sentiments et d’Ă©motions musicales, et théùtralement trĂšs invraisemblables, avant d’arriver Ă la conclusion tragique si aimĂ©e des romantiques.
La Leonora d’Anna Netrebko Ă©tonne dĂšs son premier air « Tacea la notte placida… Di tale amor » pyrotechnique Ă souhait et fortement ovationnĂ©. Depuis ces premiers instants, elle ne fait que couper le souffle de l’auditoire avec l’heureux dĂ©ploiement de ses talents virtuoses. Non seulement elle rĂ©ussit Ă remplir l’immensitĂ© de la salle, mais elle le fait avec une facilitĂ© vocale confondante, complĂštement habitĂ©e par la force musicale (plus que théùtrale) du personnage. Nous avons droit avec elle Ă une technique impeccable, un enchaĂźnement de sublimes mĂ©lodies, un timbre tout aussi somptueux baignant la salle en permanence… Dans ce sens, elle rayonne autant (et parfois mĂȘme Ă©clipse ses partenaires) dans les nombreux duos. Si son bien-aimĂ© Manrico est solidement jouĂ© par le tĂ©nor Marcelo Alvarez, d’une grande humanitĂ©, avec une diction claire du texte et du sentiment dans l’interprĂ©tation, nous sommes davantage impressionnĂ©s par la performance de Ludovic TĂ©zier en Conte di Luna. Son air « Il balen del suo sorriso » au IIe acte, oĂč il exprime son amour passionnĂ© pour Leonora est un moment d’une beautĂ© terrible. Le Luna de TĂ©zier brille de prestance, de caractĂšre, de sincĂ©ritĂ©. Une prise de rĂŽle inoubliable pour le baryton Français. Son duo avec la Netrebko au IVe acte est aussi de grand impact et toujours trĂšs fortement ovationnĂ© par le public. L’Azucena d’Ekaterina Semenchuk, faisant ses dĂ©buts Ă l’OpĂ©ra de Paris, offre une prestation Ă©galement de qualitĂ©, avec un timbre qui correspond au rĂŽle Ă la fois sombre et dĂ©licieux (ma non tanto!), et une prĂ©sence scĂ©nique aussi pertinente.
Les choeurs de l’OpĂ©ra de Paris dirigĂ©s par JosĂ© Luis Basso est l’autre protagoniste de l’oeuvre. Que ce soit le choeur des nonnes, des militaires ou des gitans, leur dynamisme est spectaculaire et leur impact non-nĂ©gligeable, notamment lors de l’archicĂ©lĂšbre choeur des gitans au deuxiĂšme acte « Vedi ! Le fosche notturne spoglie » , bijou d’intelligence musicale, coloris et efficacitĂ©, particuliĂšrement remarquable. Ce choeur qui enchaĂźne sur une chansonnette d’Azucena est aussi une opportunitĂ© pour le chef Daniele Callegari de montrer les capacitĂ©s de la grosse machine qu’est l’Orchestre de l’OpĂ©ra. Sous sa direction les moments explosifs le sont tout autant sans devenir bruyants, et les rares moments Ă©lĂ©giaques le sont tout autant et sans prĂ©tention. Si l’Ă©quilibre est parfois dĂ©licat, voire compromis, l’ensemble imprĂšgne la salle sans dĂ©faut et pour le plus grand bonheur des auditeurs.
L’audience paraĂźt moins rĂ©ceptive de la proposition scĂ©nique d’Alex OllĂ©, quelque peu huĂ©e Ă la fin de la reprĂ©sentation. L’un des « problĂšmes » dans certains opĂ©ras est toujours le livret, en tout cas pour les metteurs en scĂšne. Dans Il Trovatore, la structure en 4 actes est telle qu’un dĂ©roulement formel et logique opĂšre quoi qu’il en soit, mais ce uniquement grĂące Ă la force dramatique inhĂ©rente Ă la plume de Verdi. Le collectif catalan propose une mise en scĂšne mi-abstraite, mi-surrĂ©aliste, mĂȘme dans les dĂ©cors et costumes, elle est mi-stylisĂ©e, mi-historique. Si les impressionnants dĂ©cors font penser Ă un labyrinthe anonyme, avec des blocs trĂšs utilitaires -parfois murs, parfois tombes, etc.-, les dĂ©placements de ces blocs demeurent trĂšs habiles ; il nous semble qu’au-dessous de tout ceci (et ce n’est pas beaucoup), il y a quelques chanteurs-acteurs de qualitĂ© parfois livrĂ©s Ă eux-mĂȘmes. Quelques tableaux se distinguent pourtant, comme l’entrĂ©e des gitans au deuxiĂšme acte notamment, et la proposition, quoi qu’ajoutant peu Ă lâĆuvre, ne lui enlĂšve rien, et l’on peut dire qu’on est plutĂŽt invitĂ© Ă se concentrer sur la musique. D’autant que musicalement cette production est une Ă©clatante rĂ©ussite ! A voire encore les 3, 8, 11, 15, 20, 24, 27 et 29 fĂ©vrier ainsi que les 3, 6, 10 et 15 mars 2016, avec deux distributions diffĂ©rentes (NDLR : pour y Ă©couter le chant incandescent d’Anna Netrebko, vĂ©rifier bien la date choisie encore disponible)
Compte rendu, opĂ©ra. Paris. OpĂ©ra National de Paris, OpĂ©ra Bastille. le 31 janvier 2016. G. Verdi : Il Trovatore. Anna Netrebko, Marcelo Alvarez, Ludovic Tezier… Choeur et Orchestre de l’OpĂ©ra National de Paris. JosĂ© Luis Basso, chef des choeurs. Daniele Callegari, direction musicale. Allex OllĂ© (La Fura dels Baus), mise en scĂšne. Illustrations : Anna Netrebko, Ludovic TĂ©zier (DR)