GRAND ENTRETIEN avec Jean-Nicolas DIATKINE : LISZT lâIllusionniste – La technicitĂ© et la sensibilitĂ© se rĂ©vĂšlent chez un interprĂšte dâautant mieux quand il sert un rĂ©pertoire, des Ćuvres oĂč les affinitĂ©s se rĂ©alisent. Une alliance miraculeuse lorsque lâinstrument idĂ©al se dĂ©voile lui aussi sous les mains agiles du pianiste. Câest le cas de Jean-Nicolas Diatkine dont le nouvel album, dĂ©diĂ© aux sortilĂšges de Liszt lâillusionniste, auteur de la Ballade n°2, transcripteurs fabuleusement inspirĂ© par les lieder de Schubert et quelques extraits dâopĂ©ras de Wagner. A travers les relectures de Liszt et dans le drame amoureux tragique de la Ballade n°2 se dĂ©ploie lâimagination ciselĂ©e dâun interprĂšte hors normes. ENTRETIEN pour classiquenews
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CLASSIQUENEWS : Dâune façon gĂ©nĂ©rale, quelles sont les qualitĂ©s principales du piano que vous avez choisi pour ce programme ?
JEAN-NICOLAS DIATKINE : Lors dâun enregistrement, les micros sont rĂ©partis dans un espace relativement proche de lâinstrument, afin dâen Ă©claircir et sĂ©parer nettement les harmoniques les uns des autres, pour que la vitesse dâexĂ©cution ne nuise pas Ă la clartĂ© de lâĂ©nonciation musicale. Cependant, dans les pages que jâai enregistrĂ©es, les demandes de Liszt concernant lâusage de la pĂ©dale de sustain se heurtent sur un piano moderne au risque de confusion sonore qui aboutirait Ă une saturation qui masquerait les dĂ©tails essentiels. Lorsque jâai essayĂ© le Schiedmayer de 1916, jâai Ă©tĂ© sĂ©duit par sa longueur de son exceptionnelle, sa grande richesse de timbres selon les registres, et enfin sa capacitĂ© Ă garder intactes des harmonies trĂšs diffĂ©rentes, mĂȘme juxtaposĂ©es ensemble par lâusage de la pĂ©dale spĂ©cifiĂ© par le compositeur.
CLASSIQUENEWS : Vous mettez en avant ses propriĂ©tĂ©s capables de rĂ©aliser les staccatos tout en utilisant la pĂ©dale, comme câest le cas dans StĂ€ndchen ; Y a t il dâautres morceaux oĂč cette facultĂ© distinctive et expressive est bĂ©nĂ©fique Ă Schubert et Ă Wagner ?
JEAN-NICOLAS DIATKINE : A part StĂ€ndchen, oĂč lâusage de la pĂ©dale permet dâamplifier le chant, câest Ă dire la ligne mĂ©lodique, câest dans Parsifal que Liszt mâa paru ĂȘtre le plus audacieux et pourtant trĂšs prĂ©cis. LĂ sâefface une vision sĂ©curisante de lâĂ©coulement des sons, celle qui joue avec la pesanteur de la dominante vers la tonique au grĂšs des modulations, et quâon appelle dâailleurs « rĂ©solution » ! Au contraire, les rĂ©sonnances demandĂ©es par Liszt crĂ©ent une incertitude et donc une tension qui demandent une Ă©coute et une rĂ©action dâinstant en instant ; on se rapproche plutĂŽt de la mĂ©canique quantique ! Le Schiedmayer peut y faire des merveilles.
CLASSIQUENEWS : Quâapporte en rĂ©alitĂ© la transcription de Liszt aux piĂšces originelles, vocales pour Schubert / symphoniques chez Wagner ? OĂč se situe la crĂ©ativitĂ© voire la libertĂ© du transcripteur ?
JEAN-NICOLAS DIATKINE : En ce qui concerne les lieder de Schubert, jâai Ă©tĂ© longtemps déçu par la lecture de ces partitions, parce que jây attendais une transmission fidĂšle de la partition originale, comme Liszt a pu le faire avec les symphonies de Beethoven, y usant parfois de trouvailles pianistiques stupĂ©fiantes pour respecter lâimpact de la masse orchestrale. MalgrĂ© tout, le travail mâa permis de dĂ©couvrir comment Liszt sâest saisi directement des Ă©motions de Schubert, comme sâil avait pu les entendre intĂ©rieurement Ă lâinstant mĂȘme oĂč Schubert allait les coucher sur le papier, en amont de sa plume, en quelque sorte. Alors, il a choisi de les rendre en utilisant ses immenses moyens pianistiques et sur des pianos beaucoup plus puissants que du temps de Schubert. Il y a dĂ©couvert des continents sonores inconnus, et, comme le sont des sommets enneigĂ©s et lointains, difficiles dâaccĂšs.
Cependant, dans certaines pages que je nâai pas choisies, comme Die Forelle, ou Das Sterbenglöcklein, lâemploi dâune virtuositĂ© acrobatique est devenu un but en soi, et il mâa semblĂ© que Schubert y passait au second plan, celui du faire-valoir. Paradoxalement, elles mâont aussi clairement indiquĂ© la voie Ă suivre.
Les transcriptions de Wagner tĂ©moignent de lâextraordinaire pouvoir dâun immense pianiste-illusionniste Ă faire rentrer lâorchestre dans le piano. Leur seule faiblesse serait sans cela dâavoir un dĂ©but et une fin, et un temps extrĂȘmement limitĂ© pour amener lâauditeur au sommet de la tension musicale. Câest lĂ aussi un point de divergence avec Wagner dont le souffle atteint des durĂ©es aux dimensions gigantesques.
CLASSIQUENEWS : Comment avez-vous choisi les piĂšces de ce programme ? Comment se rĂ©pondent-telles les unes aux autres ? Quel cheminement rĂ©alise lâauditeur pendant son Ă©coute ?
JEAN-NICOLAS DIATKINE : Pour rĂ©pondre dâabord Ă votre derniĂšre question, je suis convaincu que si lâagencement des piĂšces est bien fait, chaque journĂ©e peut apporter Ă lâauditeur une Ă©coute diffĂ©rente. La musique restera vivante mĂȘme enfermĂ©e dans un support avec un emballage en cellophane. Il me semble que câest le cas, au point que le rĂ©sultat mâĂ©chappe Ă moi-mĂȘme. Ce serait mentir que dâaffirmer que je lâavais prĂ©vu.
Le point de dĂ©part a Ă©tĂ© de choisir les Lieder les plus contrastĂ©s, puis sortir parfois de lâordre chronologique pour retrouver une alternance dans les variations de la puissance dramatique et sonore. Cependant leur mise en relation interne tient plus Ă lâauditeur quâĂ Schubert et Ă son transcripteur : la plupart nâappartiennent pas Ă un cycle et sont indĂ©pendants sur tous les plans, hormis les quatre du Chant du Cygne.
Cette Ćuvre sâappuie sur deux cycles de poĂšmes qui ont Ă©tĂ© composĂ©s par deux poĂštes aussi diffĂ©rents que le jour et la nuit, Rellstab et Heine. JâapprĂ©cie particuliĂšrement lâĂ©loignement tonal entre Der Atlas et le Double, qui met ce dernier particuliĂšrement en lumiĂšre, comme aurait dit Victor Hugo : il en devient encore plus sombre.
CLASSIQUENEWS : Quel attrait ou enrichissement tire lâinterprĂšte des transcriptions de Liszt ?
JEAN-NICOLAS DIATKINE : Depuis longtemps, le jeu de Liszt au piano me fascine et mâinterroge : il reste un mystĂšre que les trĂšs nombreux tĂ©moignages le concernant nâont pas rĂ©ussi Ă dissiper, tout en façonnant son mythe. En Ă©coutant au disque les interprĂ©tations dâĆuvres de Liszt par Ferruccio Busoni, Joseph Levine et EugĂšne DâAlbert, jâai trouvĂ© dans leur exĂ©cution une magie et une libertĂ© qui mâinspirent beaucoup. Par extrapolation, elles mâont donnĂ© une direction pour imaginer celles de Liszt. Mais sans aucun doute, câest la lecture au clavier des transcriptions de Schubert qui mâa ouvert sur ce chemin des portes essentielles dont je ne soupçonnais pas lâexistence, jusque-lĂ .
Propos recueillis en juin 2022
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Jean-Nicolas DIATKINE a jouĂ© le programme de son nouvel album LISZT : Ballade n°2 / Transcriptions des lieder de Schubert, extraits dâopĂ©ras de Wagner, Ă PARIS, Salle Gaveau le 2 juin 2022. LIRE ici notre critique complĂšte du rĂ©cital.
CRITIQUE, concert. PARIS, Gaveau, le 2 juin 2022. RĂ©cital de Jean-Nicolas Diatkine, piano : Liszt, transcriptions des lieder de Schubert / extraits dâopĂ©ras de Wagner. On reste saisi par lâintelligence musicale de lâinterprĂšte ; sa figure modeste et humble mais son clavier surpuissant et capable de nuances les plus orfĂ©vrĂ©es. En abordant les transcriptions de Liszt dâaprĂšs Schubert, Jean-Nicolas Diatkine expose ses talents de conteur enivrĂ©, voire hallucinĂ© (Gretchen am Spinnrade dâaprĂšs Goethe dont il exprime jusquâĂ lâinfini mĂ©lancolique, et les aspirations dâune jeune Ăąme envoĂ»tĂ©e) ; pour chaque lied sublimĂ© par la traduction pianistique quâen dĂ©livre Liszt, lâĂ©coute se dĂ©lecte de cadences de rĂȘve mais lâonirisme des phrases nâĂ©carte jamais ce mordant expressif qui fait jaillir sous les doigts, la vitalitĂ© du texte initial, les accents des poĂšmes mis en musique par Schubert…. EN LIRE PLUS
CD : LISZT : Ballade n°2 / Transcriptions des lieder de Schubert, extraits dâopĂ©ras de Wagner – Jean-Nicolas DIATKINE, piano (1 cd Solo Musica, prochaine critique Ă venir dans le mag cd dvd livres de classiquenews) – CLIC de CLASSIQUENEWS Ă©tĂ© 2022.