La folie dans lâopĂ©ra (1) ⊠Le premier tiers du XIX e siĂšcle, de lâItalie Ă la Russie, lâEurope se penche sur la folie, dans la littĂ©rature  (Gogol Le Journal dâun fou, 1835) et le théùtre. Mais on assiste Ă une vĂ©ritable Ă©pidĂ©mie, une contagion de la folie chez les hĂ©roĂŻnes lyriques. A lâopĂ©ra, en effet, les folles font courir les foules, une vraie folie, littĂ©ralement.  Remarquons dâabord que nos hĂ©roĂŻnes folles, plutĂŽt que folles hĂ©roĂŻnes, semblent pratiquement toutes venir du froid, du nord : OphĂ©lie dâHamlet de Shakespeare est danoise par le lieu de la scĂšne mais anglaise par la langue ; Ana Bolena de Donizetti, Anne Boleyn, anglaise ; Elvira des Puritains de Bellini, est aussi anglaise, Ălisabeth dâAngleterre, cela va de soi, et, dans Roberto Devereux de Donizetti de 1837, la reine, prompte Ă couper des tĂȘtes, perd un peu la sienne, un accĂšs de dĂ©lire, Ă la mode romantique et Maria Stuarda, sa rivale, est reine dâĂcosse, ainsi que lady Macbeth. Lucia di Lammermoor est Ă©galement Ă©cossaise. Amina, de la Somnambule de Bellini est suisse et Marguerite, tirĂ©e du Faust de Goethe, est Allemande et il y aura une version française de Berlioz, une autre de Gounod et deux autres encore, italienne dans Mefistofele de BoĂŻto, et italo-allemande avec Busoni. VoilĂ donc des hĂ©roĂŻnes romantiques des brumes du nord mais des opĂ©ras du sud dans des opĂ©ras qui montrent non comment lâesprit vient aux filles comme dirait Colette, mais comment elles le perdent, pratiquement toutes par amour.
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A perdre la tĂȘteâŠ
La premiĂšre Ă ouvrir la ban est lâImogĂšne de Il pirata de Bellini (1827), Ćuvre inspirĂ©e dâune piĂšce française du XVIIIe siĂšcle, mais traduite dâune piĂšce dâun auteur irlandais de 1816 (nous ne quittons pas le nord). ContrariĂ©e dans ses amours, mariĂ©e de force, son amant et son mari la croient infidĂšle, mais lâamant ayant tuĂ© son Ă©poux est mis Ă mort, elle perd ses deux hommes et la raison.
La scĂšne de folie, grande et longue scĂšne entremĂȘlĂ©e de chĆurs avec dâabord partie lente et douce dans les grandes arabesques belliniennes, puis la cabalette avec toute une folle pyrotechnie vocale, grands Ă©carts, notes piquĂ©es, trillĂ©es, gammes montantes, descendantes, etc, fit grand effet et la cantatrice se paya un triomphe.
Naturellement, toutes les autres cantatrices rĂ©clament aux compositeurs un air de folie pour pouvoir y briller. Giuditta Pasta, grande vedette et vocaliste se voit vite offrir par Donizetti, confrĂšre et rival de Bellini, le rĂŽle dâAnna Bolena (1830), Anne Boleyn, la malheureuse Ă©pouse dâHenri VIII dâAngleterre qui, dĂ©sireux de changer encore de femme aprĂšs avoir divorcĂ© de Catherine dâAragon, entraĂźnant le schisme dâAngleterre, la rupture avec le pape et le catholicisme. Dans la Tour de Londres, attendant son tour sur lâĂ©chafaud, Anna perd la tĂȘte avant dâĂȘtre dĂ©capitĂ©e.
Le sujet : un roi en mal de mĂąle. Felice Romani, le librettiste, loin des outrances et invraisemblances romantiques dâun Victor Hugo jouant avec lâHistoire, tisse un livret solide, prĂšs de la vĂ©ritĂ©, oĂč lâaction, le sort de la reine Anne Boleyn est pratiquement scellĂ© dĂšs le lever du rideau, en cette an quâon ne peut dire de grĂące de 1536. Il met en valeur les rapports de la suivante Jane Seymour avec sa souveraine quâelle trahit sans le vouloir vraiment, sĂ©duite par le volage Henri VIII, frustrĂ© d’un hĂ©ritier mĂąle avec ses deux Ă©pouses, la passĂ©e et la prĂ©sente pesante. Jane refuse une liaison de lâombre, exigeant un mariage dont elle sait pourtant quâil signe la mort de la souveraine rĂ©gnante, le roi ne pouvant sâoffrir le luxe dâun autre divorce, comme lâavait exigĂ© Boleyn, qui joua aussi longuement de sa fausse virginitĂ© pour obtenir la main du roi.
LâĂ©pĂ©e et non la hache, faveur royale, tranchera dans le vif du sujet, en lâoccurrence, le cou de la reine Anne. Le Roi fomente rĂ©ellement un complot pour instruire un inique procĂšs et accuser sa femme dâadultĂšre, probablement faux pendant leur union, avĂ©rĂ© si lâon considĂšre le temps de ses longues et chastes « fiançailles » oĂč la coquette Boleyn batifolait de trĂšs prĂšs avec son ancien amant, Percy, quâelle nâhĂ©sitera pas Ă sacrifier pour conquĂ©rir le monarque enflammĂ©, dĂ©sireux dâenfanter un enfant mĂąle. LâadultĂšre avec Percy, ne suffisant pas, on y ajoute celui avec son page musicien, Stemton, et lâinceste avec son frĂšre Rochefort pour faire bonne mesure. On comprend que, emprisonnĂ©e dans la Tour de Londres, antichambre de la mort, la reine perde la tĂȘte avant de la perdre littĂ©ralement. Du moins dans lâopĂ©ra car il semble, historiquement, quâAnne, comme Marie-Antoinette, repentie de son passĂ©, se montra fort digne Ă lâheure de son exĂ©cution priant mĂȘme le peuple de prier pour le roi⊠Il en avait sans doute bien besoin.
RĂ©alisation et interprĂ©tation⊠On aime cette frise ou fresque de courtisans ombreux, assis sur le sol et commentant Ă voix basse la situation prĂ©caire de la reine, les cols blancs frĂŽlĂ©s de lumiĂšre ; puis la guirlande des femmes dĂ©plorant plus tard son inĂ©luctable sort et, enfin, hommes et femmes rĂ©unis, tournant le dos au passĂ©, Anne Boleyn disgraciĂ©e, faisant ingratement des grĂąces au roi et Ă Jane Seymour qui dansent cyniquement leur joie de sâĂȘtre dĂ©barrassĂ©s de lâencombrante souveraine.
La mise en scĂšne de Marie-Louise Bischofberger, a de la sorte des effets picturaux intĂ©ressants, mais sâattache surtout rĂ©gler, non sans raisons, les rapports des deux femmes, la reine en disgrĂące et la favorite de lâombre pour lâheure dans lâĂ©clat de sa maĂźtresse, lâune ignorant la trame, lâautre dĂ©jĂ dans le drame et dĂ©chirĂ©e de scrupules et de remords : câest la vĂ©ritĂ© de lâĆuvre, on leur doit les plus beaux moments. AprĂšs les soli, les soliloques troublĂ©s des deux hĂ©roĂŻnes, Seymour, la suivante, Anne, la reine, qui nous dĂ©voilent leur Ăąme et leurs remords (lâune de trahir la reine, lâautre dâavoir trahi son amour dâautrefois) et, par la beautĂ© physique de ces chanteuses et par leur chant, par la perfection technique, on ne dĂ©partage pas les deux rivales, la reine en fin de course et la reine en devenir : les deux sont souveraines dans leur art. AprĂšs ces prises de conscience douloureuse, les duos des deux cantatrices, la soprano et la mezzo, Jaho et Aldrich, rivalisant de virtuositĂ© vocale expressive, mĂȘlant le tissu somptueux de leur timbre, brillante soie de la soprano et velours chaud de la mezzo, Ă lâinverse de la robe rouge de la premiĂšre et bleue nuit de la seconde. Premier duo dâautant plus dramatique que nous en savons plus que la principale intĂ©ressĂ©e qui ignore encore quâelle joue sa tĂȘte.
AltiĂšre, froide au dĂ©but, Ermonela Jaho, en Boleyn, semble au dĂ©but dangereusement se hausser du col, de ce cou si mince Ă lâĂ©pĂ©e du futur bourreau comme elle le dira elle-mĂȘme. On sent en elle la morgue de lâintrigante arrogante, aussi rugueuse avec la cour quâelle fut rusĂ©e avec le roi : elle avait rĂ©ussi, suivante insinuante, Ă Ă©vincer une rivale lĂ©gitime, la malheureuse reine injustement rĂ©pudiĂ©e, Catherine dâAragon. Juste retour des choses, elle va ĂȘtre payĂ©e de la mĂȘme monnaie par sa propre suivante, mais tourmentĂ©e des scrupules quâelle nâa apparemment pas connus dans lâivresse de la conquĂȘte du pouvoir dâun roi Ă la chair faible auquel elle aura tenu la dragĂ©e haute dâun abandon de sa fausse virginitĂ© (elle Ă©tait maĂźtresse de Percy) contre le mariage au prix dâun divorce forcĂ© aux consĂ©quences historiques incalculables. Le personnage figurĂ© par Jaho, drapĂ© dans les oripeaux de la royautĂ©, de la puissance, lâest autant dans la draperie et la broderie des ornements vocaux dont elle semble royalement se jouer mais va progresser en intĂ©rioritĂ© douloureuse au fur et Ă mesure de la comprĂ©hension de sa disgrĂące, jusquâĂ devenir, brisĂ©e mais non domptĂ©e, la voix toujours fraĂźche, cette jeune femme fragile qui dĂ©roule si dĂ©licatement la fine dentelle de sa voix au souvenir dĂ©lirant des jours passĂ©es heureux : elle arrache des larmes par sa douceur de victime rĂ©signĂ©e.
Cette hauteur, cette distance puis cette faiblesse de la reine mettent en valeur, justement, les remords de Jeanne Seymour, servie avec une passion convaincante par Kate Alfrich, sĂ©duisante (et on comprend le roi), mais si humaine (et on comprend la reine) partagĂ©e entre son amour pour le roi et sa fidĂ©litĂ© Ă la souveraine quâelle trahit, protestant hautement, avec Ă©motion, son refus de sa mort. La joyeuse danse finale avec le roi alors quâAnne va marcher vers lâĂ©chafaud, ce quâelle refusait, semble une contradiction avec le personnage, mais il est vrai quâexigeant du roi le mariage, elle exigeait implicitement la mort de sa maĂźtresse.
Belle trouvaille, dans le quintette, la reine tenue, tendue par la main entre son ancien amant et le roi comme une figure de proue au bord du gouffre ou un insecte dans la toile dâaraignĂ©e de ces bras. Bel effet, aussi, dâune dame dâatours en noir, fraise blanche, immobile, un cierge Ă la main, comme sortie dâune toile du Greco. Mais on peut regretter le minimalisme ou la pauvretĂ© des temps de la scĂ©nographie (DĂ©cors Erich Wonder), un vague banc dorĂ© pour trĂŽne ou piĂ©destal, un impensable miroir rond Art dĂ©co (le miroir plat et modeste en dimensions ne date que de la fin du XVIe siĂšcle) devant une vaste trouĂ©e dĂ©coupĂ©e en carton-pĂąte est un Ă©crin trop maladroitement abstrait pour le concret des sentiments que tente dâexprimer le jeu des affects. MalgrĂ© tout, les habiles lumiĂšres de Bertrand Couderc, dans ce fond, fondent les figures, crĂ©ent des cadres dramatiques et angoissants et le dĂ©cor se fermant en noirs chevrons ou lames triangulaires de haches est saisissant avec le roi au milieu, en ordonnateur des fastes sanglants de ses noces, un SimĂłn Orfila Ă la voix de baryton basse, sombre, puissante mais un peu brute, ce qui convient Ă la brutalitĂ© dâHenry VIII, hachant les vocalises comme il hache menu ses Ă©pouses. Face Ă lui, IsmaĂ«l Jordi, allure et figure de jeune premier, de tĂ©nor lĂ©ger rossinien passant au lyrisme dramatique mais toujours virtuose de lâĆuvre, Ă©meut par la vĂ©ritĂ© quâil met dans ce personnage dâamoureux romantique et hĂ©roĂŻque, osant le luxe de nuances en demi-teintes en voix mixte mais toujours virile. Face Ă lui, avec des effets de symĂ©trie rĂ©ussis, sĂ©parĂ©s par les gardes, en Rochefort, Thomas Dear, dans la convention de lâopĂ©ra romantique, offre un amical et Ă©lĂ©gant contrepoint vocal de basse sombre Ă la lumiĂšre du timbre du tĂ©nor. Lâespion et perfide Hervey est bien campĂ© par la voix affĂ»tĂ©e du tĂ©nor Carl Ghazarossian, tandis quâen page mal et ridiculement travesti Smeton, Svetlana Lifar, malgrĂ© ce handicap, dĂ©ploie la beautĂ© et la puissance dâun mezzo rond, chaleureux, digne dâun meilleur sort.
Ă la tĂȘte de son docile et ductile Orchestre de Toulon, Giuliano Carella est doublement chez lui dans cet opĂ©ra romantique et nous y mĂšne et promĂšne avec bonheur, dessinant des lignes, mĂȘme rarement complexes, estompant des chĆurs (excellemment prĂ©parĂ©s) en murmures feutrĂ©s de courtisans, faisant fleurir avec prĂ©cision des couleurs instrumentales, des timbres, sans jamais rien perdre dâune continuitĂ© musicale et dâune solidaritĂ© sans faille envers les chanteurs dans une Ćuvre vocalement impondĂ©rable souvent oĂč toute erreur dĂ©faille et dĂ©raille lâensemble.
Les costumes (Kaspar Glarner) de la reine et de la suivante sont trĂšs beaux et les autres, sombres, le sont aussi quand ils sont temporels, avec la belle frise de leurs fraises ou cols colorĂ©s de blancheur sans ces longs manteaux inutilement intemporels, dans lâacadĂ©misme dĂ©jĂ cinquantenaire de la soi-disant modernisation des Ćuvres anciennes, comme les signes naĂŻfs, lunettes modernes pour Rochefort, cigarette dĂ©sinvolte de lâespion et bourreau sadique et cynique, inexistante Ă lâĂ©poque si le tabac, Ă©tait connu grĂące aux Espagnols. Quây a-t-il, dâailleurs, Ă moderniser une histoire si ancrĂ©e dans lâHistoire à notre Ă©poque oĂč lâon divorce chez les tĂȘtes couronnĂ©es sans ĂȘtre obligĂ© de les couper ?
Opéra de Toulon, le 14 novembre 2014. Anna Bolena de Donizetti,
A lâaffiche Ă Toulon, les 14, 16 et 18 novembre 2014
Orchestre et chĆur de lâOpĂ©ra de Toulon
Production Opéra National de Bordeaux
Direction musicale : Giuliano Carella
Mise en scÚne : Marie-Louise Bischofberger
Décors : Erich Wonder
Costumes : Kaspar Glarner
LumiÚres : Bertrand Couderc
Distribution :
Anna Bolena : Ermonela Jaho ; Giovanna Seymour : Kate Aldrich ; Smeton : Svetlana Lifar ; Enrico VIII : Simón Orfila ; Lord Riccardo Percy : Ismael Jordi ; Lord Rochefort : Thomas Dear ; Sir Hervey : Carl Ghazarossian.
Photos : © Frédéric Stéphan.
 (1) Je reprends ici quelques Ă©lĂ©ments dâune Ă©mission de France-Culture sur La Folie dans lâopĂ©ra Ă laquelle jâai longuement participĂ©.