CD, coffret Ă©vĂ©nement, compte rendu critique. Seiji Ozawa : The complete Warner recordings, 25 cd). Mère chrĂ©tienne, père bouddhiste, Seiji Ozawa est la synthèse Orient Occident, nĂ© le 1er septembre 1935 en Chine (province du Mandchoukuo, la Mandchourie alors occupĂ©e par les japonais), c’est l’enfant de mĂ©tissages et de cultures subtilement associĂ©es dont la force et l’acuitĂ©, la sensibilitĂ© et l’Ă©nergie ont façonnĂ© une trajectoire singulière, l’une des plus passionnantes Ă l’Ă©coute de son hĂ©ritage musicale parmi les chefs d’orchestre du XXème siècle. Il partage avec le regrettĂ© Frans Bruggen, la mĂŞme tension fĂ©line au pupitre, soucieuse de prĂ©cision et de souplesse. une leçon de communication et de maintien, pour tous les nouveaux princes de la baguette, rien qu’Ă les regarder.
D’abord pianiste, Seiji se destine Ă la baguette et Ă la direction d’orchestre sous la houlette du professeur Hideo Saito, figure majeure de l’essor de la musique classique au Japon. Sa carrière est lancĂ©e avec l’obtention du premier prix Ă Besançon en 1959 : l’Ă©lève Ă Paris de Eugène Bigot a Ă©bloui par sa finesse et son charisme. Il a 24 ans. Le prodige est l’invitĂ© de CHarles Munch Ă Boston, de Karajan Ă Berlin. C’est aussi un Ă©lève assidu de Tanglewood dès 1960 : Ă la discipline maĂ®trisĂ©e, le jeune chef approfondit son intuition, sa libertĂ© et ses prises de risques aux cĂ´tĂ©s de Munch, Bernstein, Copland… Assistant de Karajan, Seiji devient aussi celui de Bernstein.
Dès lors, le nouveau tempĂ©rament de la direction circonscrit son propre rĂ©pertoire, idĂ©alement Ă©quilibrĂ© : la musique française, les piliers germaniques, classiques et romantiques, Tchaikovsky et Gustav Mahler (une passion transmise par Bernstein que dĂ©laissa Karajan). Mais ici pas de Mahler hĂ©las mais des Tchaikovski Ă couper le souffle dont la 4ème avec l’Orchestre de Paris en 1970, qui depuis a perdu cet Ă©tat de grâce entre mordant vif argent et dramatisme universel, qui donne justement Ă Piotr Illiytch des accents mahlĂ©riens. Le sens du fatum, la claire consciente d’une unicitĂ© Ă la fois maudite et capable d’espoir, rĂ©tablit comme peu, l’hĂ©roisme tchaikovskien, sans omettre sur le plan de l’articulation et de la transparence un travail qui renoue avec Munch et Karajan. Rien de moins (cd5).
Faune pointilliste, direction féline
L’ascension du jeune oriental très amĂ©ricanisĂ© ne tarde pas : directeur du festival de Ravinia (1964-1968), Seiji Ozawa devient directeur musical du Toronto Symphony orchestra ((1965-1969), du San Francisco Symphony (1970-1976), du Boston Symphony (depuis 1972 et jusqu’en 2002), de l’OpĂ©ra de Vienne (2002-2010). Ozawa a fondĂ© le New Japan Phiharmonic (1972), l’Orchestre Saito Kinen (littĂ©ralement en hommage Ă Saito, 1984) , le festival de Matsumoto (1992) enfin en 2003, une nouvelle compagnie lyrique, the Tokyo Opera Nomori. DiminuĂ© Ă cause d’un cancer Ă l’oesophage, Ozawa a rĂ©duit ses engagements depuis 2010, revenant peu Ă peu Ă la vie musicale et honorant ses nombreuses responsabilitĂ© dans son pays, le Japon, et dĂ©clarant non sans humour, “Je vais essayer au maximum de m’empĂŞcher de mourir”.
Erato réédite l’ensemble de son hĂ©ritage enregistrĂ© depuis 1969 (Rimski, Bartok, Kodály, Janacek, Lutoslawski Ă Chicago), jusqu’Ă Shadows of time de Dutilleux dont il a pilotĂ© la crĂ©ation Ă Boston en 1997…
Le Boston Symphony est particulièrement Ă l’honneur dans ce corpus (30 ans de collaboration quand mĂŞme) mais aussi d’autres phalanges qui rĂ©vèlent l’adaptabilitĂ© et l’aisance du chef Ozawa Ă relever les dĂ©fis de la direction d’orchestres aux profils diffĂ©rents : Chicago Symphony orchestra, Orchestre de Paris, Orchestre National de France, Berliner Philharmoniker, London Philharmonic Orchestra, Philharmonia, London Symphony orchestra, Japan Philarmonic orchestra… Ozawa Ă©tend son rĂ©pertoire aux oeuvres rares (Concerto pour violon de Sibelius et de Bruch (avec la soliste Masuko Ushioda), et surtout japonaises (Ă©videmment Takemitsu est ses climats supendus filigranĂ©s, certaines oeuvres nĂ©cessitant des instruments traditionnels (dans So-Gu II de Ishii). Mais mĂŞme lorsqu’il dirige son compatriote Takemitsu, Ozawa renoue avec la couleur et le sens du timbre, idĂ©al français (car Takemitsu doit beaucoup Ă Ravel et Debussy).
A la tĂŞte de chaque phalange, malgrĂ© sa singularitĂ© voire l’ampleur de ses effectifs, le geste d’Ozawa prĂ©serve la transparence, la clartĂ© des couleurs, une prĂ©cision aussi d’horloger qui pourtant sait tempĂ©rer sa mĂ©trique trop rigide pour favoriser le souffle, la respiration intĂ©rieure, une certaine vision Ă la fois organique et pointilliste des partitions. En faune inspirĂ©, Ozawa a toujours su instiller et transmettre une pulsation dynamique Ă©tonnamment alerte et vive voire agile et nerveuse : sa direction de fĂ©lin le caractĂ©rise principalement.
A Tanglewood, approchant Copland, Ozawa reçoit le goĂ»t de la musique amĂ©ricaine du XXème siècle : plusieurs gravures de ce coffret Warner en tĂ©moignent clairement : Concertos pour violon de Barber (avec Itzhak Perlman), de Earl Kim et Robert Starer, SĂ©rĂ©nade de Bernstein (hommage Ă son maĂ®tre)… Chez les français, Ozawa allie sa maĂ®trise rythmique, son sens des couleurs, Ă une intelligence de l’architecture totalement inĂ©dite, ses correspondances intĂ©rieures ; une telle affinitĂ© explique qu’il s’est particulièrement engagĂ© pour la crĂ©ation des oeuvres de Dutilleux et Messiaen : de ce dernier, crĂ©ation dès 1966 des Sept Haikai, spĂ©cilisation Ă peine voilĂ©e dans l’interprĂ©tation de la TurangalĂ®la Symphonie, avant l’accomplissement lyrique spectaculaire, la crĂ©ation Ă l’OpĂ©ra Bastille de Saint-François d’Assise en 1983. Il restait un nouveau volet Ă se polyptique impressionnant : Le Temps l’horloge de Dutilleux créé au TCE avenue Montaigne, lieu emblĂ©matique de la modernitĂ© depuis Le Sacre, en 2009 (RenĂ© Fleming et le National de France).
Parmi les partenaires, outre la violoniste dĂ©jĂ citĂ©e, Masuko Ushioda (Sibelius, 1971), citons les grands partenaires du maestro : Alexis Weissenberg (Concerto de Ravel, 1970, avec l’Orchestre de Paris ; Rhapsodie in blue de Gershwin, 1983 avec le Berliner Philharmoniker), Michel BĂ©roff (Stravinsky, 1971), Itzhak Perlman (Wieniawski, 1971 ; Kim et Starer, Boston, 1983 ; Barber, 1994 ; Gagneux et Shchedrin, 1994), Vladimir Spivokov (Tchaikovsky, 1981), Anne-Sophie Mutter (Symphonie espagnole de Lalo, National de France, 1984), surtout Mitslav Rostropovitch (Concertos de Dvorak, 1985 ; de Prokofiev et Shostakovitch, 1987 ), …
Comparaison Ă©difiante, l’Ă©coute comparative des deux versions de L’Oiseau de feu (ballet intĂ©gral) : Ă 9 annĂ©es d’intervalle ; d’abord avec l’Orchestre de Paris en avril 1972, puis avec le Boston Symphony orchestra en avril 1983. CiselĂ©e, et pourtant prenante, comme inscrite dans un matĂ©riau souterrain, la direction Ă©merveille par le sens du climat, de la transparence, dĂ©taillant chaque accent instrumental en une mosaĂŻque de couleurs Ă©tonnamment lisible : du grand art, pointilliste et dramatique. La Supplication de l’Oiseau (CD10, plage 6) allie la dĂ©finition des timbres (bois et cordes), les nuances et le sens de l’Ă©coulement en une danse envoĂ»tante portĂ©e Ă incandescence… A Boston, 9 ans plus tard, autre orchestre autre Ă©quilibre : la sonoritĂ© s’est arrondie, disposant d’un orchestre moins nerveux, les dĂ©tails qu’y distille maĂ®tre Ozawa sont plus flous mais non moins prĂ©cisĂ©ment Ă©noncĂ©s, avec toujours ce sens scintillant des atmosphères, canalisant la tension en une formidable machinerie narrative : un faune ensorceleur qui de l’une Ă l’autre gravure, maintient ici et lĂ une Ă©tonnante capacitĂ© Ă exprimer dans la clartĂ© et aussi l’absolu mystère : Ă©loge de l’action et de l’ombre. Saisissant : Ozawa sait faire sonner chaque qualitĂ© de l’Orchestre, de Paris Ă Boston. Aucun doute lĂ dessus, l’Ozawa des annĂ©es 1970 est d’un acier Ă©tincelant, qui souffle une fièvre dĂ©taillĂ©e vif argent, architecturĂ©e, “pointilliste” comme le chatoiement d’un Seurat et aussi l’Ă©clat scintillant organique d’un Titien : ce coffret qui regroupe la majoritĂ© des enregistrements de cette dĂ©cade miraculeuse forme un corpus incontournable.