l’orchestre français et déjà ce symphonisme ardent, ivre de couleurs et
de climats ténus qui dépassent bien souvent leur « prétexte narratif »: à
Jordi Savall, reconnaissons ce génie magicien du geste capable de
transmettre aujourd’hui la modernité inclassable du plus grand
compositeur français du XVIIIè. Magistral.
première pierre de cette incursion chronologiquement respectée et qui
restitue comme une manière de récapitulation de l’écriture de Rameau des
Indes Galantes donc (1735) aux Boréades (1764, que l’auteur ne put voir
créé de son vivant): Jordi Savall se dévoile
immensément inspiré dans ce théâtre du délire musical, de l’enchantement
rocaille et de la pure invention baroque. Certes il y a le mordant et
l’expressivité des cordes (superbes coups d’archet), la vitalité des
bois (hautbois et bassons à la fête), avec l’accent et la couleur des
cuivres étonnamment ronds et précis, Jordi Savall souligne tout ce que
Rameau doit à Lully dans la grandeur et la solennité (jamais cependant
grandiloquente: balancement suspendu du Menuet des guerriers…). La
Chaconne laisse respirer la phrase, déployant ce goût de la pâte, ce
coloris savallien dont nous avons pu dire toute la subtilité et le
raffinement jamais strictement démonstratif, toujours aérien, d’une
onctuosité si délectable, déjà admirablement réalisés dans le précédent
disque dédié à cet autre magicien au début du XVIIIè, François Couperin.
Nostalgie, rêve, enchantement, force et muscle (énergie de l’ouverture de Naïs,
1748: d’une électrisante course construite comme une flamme
ascensionnelle avec des fins de phrase pointées comme une touche sans
appui)… toutes les facettes du soleil versaillais éblouissent ici;
comme compositeur officiel de la Cour de Louis XV, Rameau méritait bien
ce flamboiement de couleurs, cette précision d’accents, ce geste libéré
qui oublie la tenue strictement rythmique pour atteindre à une
continuité élastique et organique totalement jubilatoire (Rigaudons si
diversement caractérisés de Naïs, plage 16), sans omettre la légèreté de
la Chaconne.
Beaux accents mordants de l’ouverture de Zoroastre (1749)
où s’accomplit avec une même souplesse les pointes aigres
surexpressives puis ce lâcher prise d’une onctuosité tout en finesse
mélancolique: le contraste de ces deux climats enchaînés est déjà le
gage d’une superbe compréhension de la versatilité permanente du Rameau
inventeur. Dans l’air des esprits infernaux plus l’air grave,
Savall et sa noble assemblée font rugir la présence du théâtre avec une
pâte là encore suractive et passionnante car la richesse dynamique ne
ralentit jamais l’architecture dramatique. La Gavotte en rondeau puis la Sarabande
(superbes respirations) convoquent le raffinement mondain des salons
courtisans, cette délicatesse et ce poli d’intonation qui rappellent
évidemment les pièces de clavecin en concerts, eux même si inspirés par
la succession prodigieuse des opéras du Dijonais.
Et que dire encore de la frénésie voire la transe de la conclusion des Boréades,
l’ultime oeuvre de Rameau, où c’est le génie de la danse qui emporte
tout l’orchestre au langage si flamboyant. Allant dramatique annoncé
dans les gavottes pour les heures et les zéphyrs, réglées comme des mécaniques fulgurantes… l’option du tempo s’avère convaincante.
Instrumentalement, Jordi Saval poursuit une étude de la sonorité appliquée amorcée
auparavant sur les orchestres de Louis XIII et de Louis XIV.
L’Héroïque, la Pastorale, l’action tragique s’incarnent ici avec une
vitalité bouillonnante, une direction opulente et variée, qui aime
s’alanguir et s’attendrir aux instants de repos et de méditation; rugir
et souffler des braises à l’évocation des tempêtes et batailles en bon
ordre. Pour accomplir cette recherche historique sur instruments
d’époque selon la connaissance d’une recherche informée, Savall trouve
en Manfredo Kraemer un violoniste complice évidemment
crucial: la séduction formelle de la pâte globale comme ce nerf musclé
des accents si habilement enchaînés dans leurs climats contrastés
(poésie saisissante des Vents, si emblématique pour les Boréades)
offrent aujourd’hui la plus vivante des propositions pour la musique
française baroque dont Rameau sort gagnant. Le compositeur officiel de
Louis XV dès 1745, incarne une manière rocaille pleinement aboutie et
déjà visionnaire dans sa faveur délirante réservée aux instruments.
L’orchestre vainc tout. Symphoniste, Rameau se distingue immédiatement.
Cette suite de quatre opéras peut aisément s’identifier telle une
symphonie, comme d’autres programmes défendus par d’autres interprètes
dont évidemment l’excellent claveciniste Bruno Procopio (qui assure la
relève dans l’interprétation de Rameau après Savall: voir la vidéo de son concert Pièces de clavecin en concert; lire notre compte rendu du concert Rameau à Caracas où Bruno Procopio dirige l’orchestre Simon Bolivar, en avril 2011).
Peu à peu, une écriture d’abord dramatique et flamboyante déjà
passionnante par sa verve créative séduit immédiatement; puis Savall
nous initie à l’évolution de la plume ramiste, autour de 1750, plus
construite, plus audacieuse et même abstraite: les ouvertures des
Zoroastre et surtout des Boréades indiquent une pensée musicale de plus
en plus libérée (pure invention rythmique de la contredanse en rondeau
des Boréades).
Ici, naît l’orchestre français et déjà ce symphonisme ardent,
ivre de couleurs et de climats ténus qui dépassent bien souvent leur
« prétexte narratif »: à Jordi Savall, reconnaissons ce génie magicien du
geste capable de transmettre aujourd’hui la modernité inclassable du
plus grand compositeur français du XVIIIè. Magistral.