vendredi 19 avril 2024

Miguel SERDOURA, luth baroque. Grand entretien

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Entretien avec MIGUEL SERDOURA… Récent initiateur du premier festival de musique ancienne du Marais à Paris (juin 2010), le luthiste Miguel SERDOURA, ancien élève de Hopkinson Smith à Bâle s’impose comme l’un des instrumentistes les plus doués de sa génération. La musique n’est pas seulement une question de technique: il faut encore savoir s’écouter soi-même pour approfondir l’esprit de chaque partition… Auteur d’une méthode aujourd’hui reconnue, Miguel Serdoura défend un répertoire vaste, encore à explorer, qui ne se limite pas aux seules oeuvres de Weiss et de Bach. L’interprète a publié avant l’été un magnifique album de luth baroque du XVIIIè (Diapason d’Or Découverte, septembre 2010), dévoilant la sensibilité galante, néo française et italianisante, des compositeurs au service de Wilhelminia, soeur de Frédéric de Prusse,(en particulier Joachim Bernhard Hagen et Adam Falckenhagen), qui avait sa cour à Bayreuth. Entretien avec un luthiste surdoué.

Miguel Serdoura
Luthiste

Quels ont été vos maîtres? Y en a-t-il un plus décisif que les autres? Que vous a-t-il apporté?

J’ai débuté mes études en tant que guitariste. J’ai obtenu mon diplôme de guitare en 1994. Mais je m’étais déjà intéressé au luth avant d’avoir fini mes études de guitare. J’ai même voulu initier des études de luth au Portugal, mais je n’avais personne avec qui apprendre cet instrument. Et impossible de trouver un luth au Portugal afin d’apprendre par moi-même.
J’ai donc dû partir étudier à Paris en automne 1995. Au début, je faisais aussi des études à Paris VIII. J’étais en 3ème année de Musicologie dans le département de “Composition assisté par ordinateur”. Je m’intéressais beaucoup, à l’époque, à la musique électroacoustique. D’ailleurs, la première fois de ma vie où je suis venu à Paris, en 1994, ce fût pour faire un stage d’une semaine à… l’Ircam !
J’ai donc débuté mes cours de luth à Paris, avec Claire Antonini, à titre privé. 6 mois plus tard, je passais mon examen d’entrée au CNR de Paris et j’y étais admis. De Claire, j’ai appris les bases techniques du luth. Mais un an après, Claire Antonini a quitté le CNR pour un congé de maternité. Je me suis donc retrouvé sans professeur. A ce moment là, j’ai opté pour étudier tout seul, sans aller au Conservatoire.
En 1999, j’ai décidé d’approfondir mon apprentissage avec Hopkinson Smith. Il m’avait toujours fasciné. C’est alors qu’avec une très grande pianiste, et amie, Madalena Soveral, spécialiste dans le répertoire contemporain, je me suis préparé pour l’examen à la Schola Cantorum Basiliensis, à Bâle, en Suisse, dans la classe d’Hoppy (Hopkinson). Les 6 mois de préparation à cet examen on été une étape très importante dans ma vision et dans mon approche de la musique. Imaginez une pianiste qui se dédie presque exclusivement à l’interprétation de la musique contemporaine, qui n’avait jamais lu une tablature de sa vie (la tablature est le type d’écriture musicale spécifique au luth) et qui n’avait pas forcément tous les codes stylistiques de ce répertoire de luth, souvent si codé, en train de donner des cours d’interprétation, depuis son piano, à un luthiste ! Et bien, j’ai appris la chose la plus fondamentale qui soit sur la musique : chaque partition contient en elle-même tous les codes et tous les secrets dont on a besoin pour la faire vivre. J’ai appris que chaque instrument a un langage qui lui est propre et que par conséquent, un artiste a lui aussi, un langage spécifique. Peut importe si je déchiffre Mouton depuis un piano ou un luth, puisque la musique est pure, puisqu’elle existe par elle-même, même si elle est transposée sur un bout de papier.
J’avais appris plus lors de ces quelques mois, avec une pianiste (certes, une grande pianiste), que pendant les années d’études de guitare classique et de luth qui avaient précédé.J’ai donc été admis a la Schola de Bâle. A commencé alors une expérience à la fois musicale et humaine avec un grand artiste. Hopkinson Smith m’a enfin appris l’Art de jouer du luth. Il ne m’a pas appris seulement la technique mais ce qui est bien plus important: il m’a appris à écouter. Madalena Soveral m’avait enseigné l’art de « lire » la musique. Maintenant j’apprenais avec Hopkinson Smith à « écouter » la musique. Ce fut une expérience très profonde qui a révolutionné mon monde intérieur musical. Cet apprentissage est très lent, très méthodique et surtout, très fastidieux. J’avoue que j’ai désespéré à maintes reprises. Plus j’avançais dans mon travail, plus j’avais l’impression de reculer. Mais Hopkinson Smith à un don pédagogique qui exige beaucoup de lui-même, et demande autant de l’élève. Il ne vous impose pas sa façon de faire ou de penser. Mais il exige de vous un langage qui puisse le convaincre. C’est à dire qu’il vous donne de l’espace, de la liberté: à vous d’être suffisamment mature pour en faire quelque chose.
Au bout d’un an d’études très intensives (parfois nous avions 2 ou 3 cours dans une semaine), j’ai eu envie de tout quitter. Je ne retrouvais plus ma personnalité musicale (si j’en avais une auparavant). J’avais l’impression d’avoir scrupuleusement étudié sa pensée mais qu’a présent j’avais besoin de temps pour mettre de l’ordre et organiser tout ce dont j’avais appris avec tant de fougue et passion.
Nos cours sont donc devenus beaucoup plus rares et espacés dans le temps. C’est à ce moment-là, je crois, que je me suis fait ma propre identité musicale et j’ai développé une écoute profonde de ma musique. C’est aussi à ce moment-là que j’ai totalement arrêté d’écouter des disques de musique classique. Pas seulement de luth, mais de musique classique en général (surtout de musique ancienne). Je voulais travailler la partition elle-même. Travailler non pas la façon dont quelqu’un aurait écouté cette partition mais tout simplement sur ce que la partition avait à me dire elle-même. Donc, en quelque sorte, j’ai décidé de devenir un autodidacte.

 


Comment caractériser le programme de votre disque Bayreuth? De quelle école s’agit-il? Quel goût musical met il en lumière dans le concert européen du XVIIIe?

Un jour, lors de ma deuxième année d’études à Bâle, Hoppy m’avait fait écouter un disque comprenant de la musique de Joachim Bernhard Hagen. Je découvrais pour la première fois ce répertoire. Il y a très peu d’enregistrements de cette musique.
J’avais été si fasciné par cette musique que je me suis précipité pour chercher le microfilme et le copier. Mais très vite j’ai découvert pourquoi les enregistrements de ce répertoire étaient si rares : leur défi technique est monstrueux. Hagen était avant tout un violoniste renommé au service de Willelmine de Bayreuth, la sœur ainée de Frédéric II de Prusse, dit « Le Grand ». Le violon est un instrument qui à l’époque déjà possède un répertoire d’une virtuosité technique extrême. Hagen a voulu transposer cette approche de l’instrument, au luth.
J’ai beaucoup amélioré ma technique instrumentale en étudiant la musique de Hagen mais aussi celle de Falckenhagen. La musique dite Galante, est une musique qui vit à la fois des silences mais aussi des effets, des couleurs, des timbres; de mille ornements qu’il convient de placer ici et là, de préférence avec goût. Au contraire de Weiss ou de Bach, où tout est parfaitement exposé et écrit dans la partition, la musique de Hagen et Falckenhagen demande un investissement émotionnel remarquable, et une étude au millimètre près de chaque détail imprimé et surtout, de chaque détail sous-entendu dans la partition. C’est aussi une musique qui demande énormément d’imagination. Il ne suffit pas de jouer simplement les notes écrites, comme si vous jouez une fugue de Bach. A ce propos, j’ajouterais qu’avant de s’attaquer à cette musique, il faut absolument comprendre la musique française pour luth baroque. Pour faire simple, je dirais que la musique Galante pour luth est un savant mélange de rhétorique empruntée à la musique française pour luth du XVIIe, mêlée au contrepoint ou au style plus cantabile, plus « italianisant », de Weiss ou de Bach.


Qu’est ce qui singularise la sonorité du luth baroque selon vous et explique la fascination suscitée par son timbre?

Le luth Baroque, à l’instar du luth Renaissance, est un instrument d’une sonorité profonde et chaleureuse. C’est aussi un instrument entouré de mystère, de codes, de « non dits ». Le luth baroque n’était pas un instrument « populaire » et encore moins un instrument « démocratique ». Le luth baroque était avant tout un instrument des classes bourgeoises et aristocratiques. D’ailleurs, et plus pour des raisons d’ordre organologique, le déclin et la fin du luth baroque tient, à mon avis, directement à la chute de la monarchie. Bien entendu, on ne peut pas négliger l’impact que le clavecin a eu dans le panorama musical au XVIIème et XVIIIème siècles.
Au début du XXème siècle, les quelques musicologues qui commençaient à s’intéresser au répertoire pour luth baroque croyaient que beaucoup de ces pièces étaient de qualité médiocre et surtout d’une extrême simplicité. C’est comme si vous regardiez l’écriture cunéiforme pour la première fois et en déduisiez, à tort, que les Sumériens ou les Achéménides étaient des civilisations médiocres et simples … Ils ne connaissaient tout simplement pas les codes pour lire et ensuite interpréter cette musique. La musique pour luth baroque est une musique qui vit beaucoup de l’ornementation. Or, à l’époque, la plupart des compositeurs ne notaient pas le tiers des ornements qui doivent être joués. Aussi, le système de tablature n’indique pas la durée des notes des basses ni celles du ténor. Nous ne savons que la durée des notes de la mélodie. Cela aussi nous oblige à « interpréter » l’harmonie et le rythme harmonique de ces pièces.
Le luth Baroque est un instrument développé et inventé par les Français. Et il fut inventé à une époque où les codes sociaux étaient d’un grand raffinement, notamment au sein des salons littéraires, comme celui de Mme de Sévigné, où fut, en quelque sorte, inventé la littérature précieuse. Ce fut aussi Louis XIV qui a poussé jusqu’à l’exacerbation, les codes sociaux et la sophistication du langage au sein de la Cour de Versailles pour qu’ils soient imités dans tout le royaume. Le luth baroque ne peut pas être dissocié de tout cela ; c’est un instrument qui a été crée pour permettre l’expression d’un type de langage : un langage de raffinement, de préciosité, de poésie, en somme, un langage digne des Princes et des Rois. Pour cela, et pour revenir à la spécificité sonore du luth baroque, les français, au terme de 15 à 20 années d’expérimentations et de recherches en toute sorte d’accords, (« accords nouveaux ») ont opté pour l’accord de ré mineur, qui est un accord aux couleurs sombres, douces et mystérieuses.

 

Votre instrument a t il des qualités particulières?

Le luth que j’ai utilisé lors de cet enregistrement est un luth baroque à 13 chœurs de Cezar Mateus, construit en 1994. Les 12ème et 13ème chœurs on été rajoutés au luth baroque « primitif » de 11 chœurs, vers 1730. La musique dite tardive, comme celle enregistré dans le disque « The Court of Bayreuth », utilise souvent ces 2 chœurs additionnels.

Le luthier Cezar Mateus est d’origine Roumaine. Il s’est installé aux Etats-Unis depuis de longues années. Ses luths sont des instruments très stables au niveau de l’équilibre des registres graves et aigus. C’est très difficile d’obtenir un tel équilibre avec les luths baroques : la plupart du temps, les luths ont des basses très puissantes qui, malheureusement, ne sont pas adéquates à la clarté du discours. La sonorité est un mélange du son de l’instrument et de celui produit par le luthiste lui-même. Mais je dirais que ce qui fait la sonorité d’un luth vient des doigts du luthiste lui-même. Par exemple, Weiss, dans une lettre écrite en 1723 à Dresde, s’exprimait ainsi au sujet des cordes : « Naturellement, chaque instrument a ses défauts, en particulier les cordes, l’accord, etc. […] Aussi, ne peut-on pas imputer tous les défauts à l’instrument mais plutôt à ceux qui en jouent ». Je dirais que la même chose s’applique toujours au luth lui même…

Quels sont vos projets à venir?
J’ai deux projets d’enregistrement pour 2011 : il s’agit d’abord de mon 3ème disque pour luth baroque solo, dédié a la musique de deux compositeurs Autrichiens : Wolff Jakob Lauffensteiner (1676–1754) et Johann Georg Weichenberger (1676-1740). Ce sont deux compositeurs remarquables et presque totalement inconnus du grand public. C’est de la musique pour luth baroque à 11 chœurs, proche du style allemand, mais avec beaucoup d’influences françaises, des XVIIe et XVIIIe siècles, notamment Rameau.
Le deuxième projet d’enregistrement pour 2011 est un disque d’airs de cour français du XVIIe siècle, avec la mezzo soprano Guillemette Laurens. Nous inaugurons cet automne une série de concerts autour de Gabriel Bataille, Boesset et Moulinié. Nous interprétons ces airs simplement avec un luth à 10 choeurs (accord en sol, celui de la Renaissance). J’aimerais restituer cette musique dans le même esprit intime et raffiné des salons parisiens du début du XVIIe siècle, sans rajout superflu d’instrumentation. Je trouve que Guillemette est la chanteuse idéale pour ce genre de répertoire non seulement par la couleur de sa voix mais surtout grâce à ses qualités expressives. Aussi, il me paraît fondamental d’aborder ce répertoire avec une chanteuse (ou un chanteur) français. Le texte mais aussi la façon d’orner cette musique est primordiale sur la voix elle même.

Y a t il encore des répertoires pour luth à découvrir? Pourquoi avoir publié une méthode pour le luth qui fait aujourd’hui autorité?

Il y a encore presque tout à découvrir en ce qui concerne le répertoire pour luth baroque : il est immense autant par sa quantité que par sa qualité ! En réalité, le grand public ne connaît que Weiss, Bach (qui n’est pas un compositeur de luth à proprement parler) et, éventuellement, Robert de Visée (mais seulement son répertoire pour le théorbe). Peut être que Gallot, Mouton ou Gaultier sont aussi déjà un peu plus connus en France grâce notamment aux enregistrements d’Hopkinson Smith. Pour que vous vous rendiez compte à quel point il y a des musiques et des compositeurs à découvrir en matière de luth baroque, j’ai déjà établi une liste de 17 enregistrements (en dehors des deux que j’ai déjà réalisés) comprenant à chaque fois deux compositeurs différents pour chaque enregistrement. Et tout ceci sans un seul disque ni de Bach ni de Weiss !
Dans cette même démarche de faire découvrir les œuvres parfois jamais jouées ou pas enregistrées, j’ai aussi, en 2008, publié une Méthode pour Luth Baroque, en français et en anglais, chez l’éditeur italien Ut Orpheus. L’histoire ne nous a laissé que deux grands traités pour luth baroque : celui de Thomas Mace, le Musick’s Monument (Londres, 1676) et celui de Mary Burwell: The Burwell Lute Tutor (circa 1660 ou 1672). Paradoxalement, ce sont deux auteurs anglais, alors que nous n’avons pas de musique baroque anglaise pour le luth baroque … Mais ces deux traités datent et ne sont absolument pas adéquats au luthiste débutant qui, justement, ne connaît rien aux codes de l’époque. Malgré l’existence de 2 ou 3 méthodes modernes pour le luth baroque, j’ai estimé qu’il était nécessaire de donner le plus d’informations possibles, à tous ceux qui veulent débuter leur apprentissage au luth baroque, mais aussi à ceux qui veulent approfondir leur connaissance et améliorer leur technique. C’est donc au bout de 2 années de travail intense que j’ai publié cette méthode, en 2 langues, riche de plus de 360 pages.

Propos recueillis par Alexandre Pham (septembre 2010)
cd
Miguel Serdoura, luth. The Court of Bayreuth (1 cd Brilliant classics). La maîtrise
technique et surtout ce tact suggestif qui suit le naturel de la
respiration confirment l’excellente lecture du luthiste d’origine
portugaise, né à Lisbonne, Miguel Serdoura, lui-même disciple de Hopkinson Smith. Son jeu dévoile plusieurs joyaux de l’école prussienne de luth. Envoûtant.
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