samedi 12 octobre 2024

Compte-rendu, opéra. Paris, Palais Garnier, le 18 mars 2017. Francesconi : Trompe-la-Mort, 2017 : Cassiers, Mälkki

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Compte-rendu, opéra. Paris, Palais Garnier, samedi 18 mars 2017. Francesconi : Trompe-la-Mort, création : Cassiers / Mälkki. BALZAC SUR LES RAILS LYRIQUES. Répondant à la commande de l’Opéra national de Paris, Luca Francesconi signe un nouvel opéra d’une cohérence indiscutable qui confronté à sa source balzacienne, relève les défis de la mise en forme et de la transposition des sujets et thématiques littéraires pourtant si délicats. Le passage du roman à l’opéra est d’autant mieux réalisé que le compositeur milanais né en 1956, écrit aussi le livret de son drame lyrique : il en découle, grâce à la fusion paroles et musique, conçue d’une seule main, dans la succession des épisodes, un rythme fluide, hautement contrasté, des situations qui dessinent les profils psychologiques et cisèlent leurs intentions souterraines.

 

 

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En outre la construction de l’opéra est l’une des plus abouties qui soient, alternant les quatre « différents » niveaux, soit les quatre milieux sociaux et politiques que Francesconi décrit scrupuleusement, sur les traces d’un Balzac d’une finesse critique mordante…. et parodique. Car le propos de l’opéra est politique et dénonce comme Balzac le développe dans la Comédie Humaine, les travers les plus ignobles mais si ordinaires du genre humain : la corruption, la vénalité, la déloyauté, l’exploitation et la manipulation, la haine – ce dernier terme est même explicitement prononcé dans le dernier tableau, finale à la fois terrifiant et spectaculaire où le démiurge caché, Herrera / Colin, protagoniste de l’action et qui lui donne son titre, dévoile la clé qui lui permet de régner sur l’humanité partout et de tout temps : « « je règnerai toujours sur ce monde, qui depuis vingt-cinq ans m’obéit. Allons, la haine fait vivre ! Qu’on travaille. ». Ainsi rayonne, glaçants, les ultimes mots d’un opéra mémorable. Un accomplissement puissant et juste dont l’actualité des termes et des vilénies dénoncées est en résonance avec notre actualité. Jamais nos sociétés dites démocratiques n’ont autant souffert d’un manque d’intégrité morale et de justice sociale.

 
 

Pari réussi pour Luca Francesconi
son nouvel opéra Trompe-la-mort, d’après Balzac est un spectacle fort et très juste

La grande machine des turpitudes

 
 

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Sur le plan musical, les amateurs d’opéras retrouveront un vocabulaire déjà connu, qui enchaîne les duos (courts incisifs et régulièrement intégrés, entre Herrera et sa créature Lucien), scène collective (qui défile comme une fresque décorative et superficielle, miroir de l’hypocrisie sociale, ici le « niveau 1 »), solos touchants (réservés à ceux qui trop faibles sont broyés par l’exploitation et l’humiliation : soit Lucien et Esther) ; Francesconi n’omet pas non plus, afin d’alléger la tension de cette satire cinglante, de purs moments bouffons : le trio des espions, le personnage pépère-vulgaire-cochon de Nucingen (malgré ses millions)… comme l’entremetteuse et femme de mains, « Asie », complice d’Herrera, vraie tenancière fantasque, délurée, tyranique, sorte de Madame Claude hystérique, marchandant les faveurs de la courtisane Esther auprès du banquier Nucingen…
Sous la direction précise de Susanna Mälkki, l’Orchestre national de l’Opéra de Paris réalise une performance délectable, rendant compte d’une écriture qui sait instaurer un climat, nourrir détente et tension selon les enjeux de chaque scène. De ce point de vue, la fosse exprime par le raffinement des timbres – instruments où se mêlent les voix dès le début et à la fin du drame, les intrigues qui pilotent le monde, c’est à dire les rouages et les machineries implicites qui animent l’ignoble société humaine où priment sur toute valeur morale, l’argent, l’orgueil, le sexe, la corruption. Balzac analyse les sources d’une probable et inéluctable implosion sociale : l’immoralité et la barbarie ordinaire. Sur ce constat qui jouit des stridences sonores (nombreuses percussions à la clé), le compositeur tisse aussi de superbes tableaux plus introspectifs (les deux arias des deux victimes de cette grande machine broyeuse : Lucien le manipulé … par Herrera; Esther la violée… par Nucingen). Même dans la seconde partie, et quasiment en fin d’action, la Sérisy criant, suppliant Lucien (qui est déjà mort) a des accents bouleversants (au point que l’on se dit que le jeune homme suicidé ne sera peut-être pas mort pour rien, suscitant dans l’esprit de celle qui en était éprise, un sentiment nouveau de soudaine compassion ?).

Le « niveau 3 » qui est celui qui récapitule régulièrement la rencontre entre le machiavélique et sa proie manipulée (Herrera / Lucien) produit une scansion fugace, saisissante, révélant à chaque apparition comme un monstre à 2 têtes : la « bête » à 2 visages qui entend par vengeance, régner sur cette arène honteuse. La tension va grandissante, jusqu’au dernier tableau, – quand le « niveau 4 », souterrain et qui cite les tréfonds de l’Opéra Garnier lui-même, se hisse à hauteur de scène, dévoilant en une dernière révélation, qui vaut résolution, tous les secrets et les machinations tues : les juges sont compromis et avec eux, sous la menace de scandales à venir, tout le système social vacille dans l’immoralité et l’injustice. Ici, l’opéra tend le miroir au spectateur et lui renvoie son vrai visage, celui d’un être emprisonné dans une vaste machine immorale.

Sans entracte, durant deux heures, l’expérience est prenante et l’enseignement décisif. A croire que Balzac avait tout compris de la nature humaine. Ici, les héros sont des « zéros », numéros à négocier ; ici, il n’est pas d’opinions mais des « intérêts » ; et tout un chacun attend passivement, fatalement, que le diable passe car tous ont vendu leur âme. Ici, les jeunes inexpérimentés, encore plein d’espoir / d’amour sont … suicidaires (Esther la courtisane, et Lucien qui l’était déjà, dès l’origine, dès sa rencontre première avec Herrera) ; les aristocrates sont compromis, impuissants en proie à la concupiscence (Nucingen) ou la folie (Sérisy) ; les juges, pourris, corrompus (Grandville). Le livret nourrit la violence tendue que projette la très efficace musique de Francesconi : « Les voilà donc, ces gens qui décident de nos destinées et de celles des peuples. Un soupir poussé de travers pa rune femelle leur retourne l’intelligence comme un gant. Une jupe mise un peu plus haut, ou bas, et ils courent par tout Paris au désespoir. », proclame incisif, implacable, et si juste, Collin / Trompe-la-Mort.

naouri-laurent-c-bernard-mar-resizeLES CHANTEURS. Reste la figure axiale et omniprésente du (faux) prêtre Herrera, c’est à dire Jacques Collin ou Trompe-la-Mort : Laurent Naouri époustoufle dans un rôle qui renouvelle la tradition des emplois pour barytons méphistophéliens. Fantastique, romantique, picaresque, le formidable chanteur-acteur incarne l’un de ses personnages les plus saisissants : il y a de l’amertume et de la désillusion dans ce père manipulateur et de l’amour aussi, pour sa créature, Lucien, qu’il a aimé sincèrement. Ses airs machiavéliques quand il siffle son cynisme acerbe ; sa silhouette aiguë, souple, mordante, jusqu’à sa transformation première et en grand écran, au début du spectacle, lui donnent une stature faustéenne, visionnaire, prophétique qui a tout sondé dans le cœur de l’homme. Naouri laurent Trompe-la-Mort-16-17-c-Kurt-Van-der-Elst-OnP-30-800-362x498Chez lui aussi coulent les larmes d’une âme fatiguée par ses métamorphoses multiples et successives (l’opéra d’ailleurs s’ouvre sur l’une d’elle) ; Trompe-la-mort a aussi un air d’Emilia Marty dans L’Affaire Makropoulos de Janacek, mais au masculin : Trompe-la-mort connaît tout des turpitudes humaines mais il s’accroche pourtant encore et encore, comme s’il avait l’espérance à chaque expérience nouvelle, qu’un miracle soit possible et que l’homme parvienne à se sauver de lui-même. Cet amour, cette espérance se lit dans le jeu du chanteur et finit par le rendre positif.

 

CLIC_macaron_2014Aux côtés du baryton captivant (dont on apprécie aussi l’art subtil de l’accentuation hispanique puisque dans le travestissement qui le camoufle, il arbore l’identité de l’abbé Carlos Herrera-, saluons la performance du jeune ténor Cyrille Dubois (jusque là surtout remarqué pour ses emplois baroques), dont le Lucien de Rubimpré, ardent, vaillant, juvénile, contraste idéalement avec son mentor diabolique Herrera. L’Esther de Julie Fuchs (dite « la torpille ») touche en particulier dans son dernier air, en bord de scène à cour (après son suicide) ; le fabuleux Nucingen, hagard et babillant, gras et benet de Marc Labonnette ; la suave Chiara Skerath en Clotilde de Grandlieu ; le trio des espions, d’une impeccable drôlerie (Contenson / Peyrade / Corentin : Laurent Alvaro / François Piolino / Rodolphe Briand). Moins convaincants, soit qu’ils soient inintelligibles ou d’un format vocal trop petit vis à vis de l’orchestre : Béatrice Uria-Monzon (la Comtesse de Sérizy, au jeu caricatural), ou Philippe Talbot qui fait un Rastignac en rien conquérant ni éclatant aux aigus tirés, tendus, étriqués, perdu dans l’espace pourtant réduit de Garnier). Dans l’ultime scène où l’escroc magnifique (Herrera / Trompe-la-mort) retourne le juge, Christian Helmer (Grandville) affirme une autorité sobre, elle aussi très convaincante. Opéra réussi et spectacle visuellement léché, froid sans être glaçant. A voir absolument au Palais Garnier à Paris, les 25, 30 mars puis 2 et 5 avril 2017. Qui a dit que l’opéra contemporain était inaccessible et conceptuel ? Rien de tel ici, bien au contraire. Spectacle lyrique « CLIC » de CLASSIQUENEWS

 

 

Illustrations : © Kurt Van Der Elst /Opéra national de Paris

 

 

 

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