Compte-rendu, concert. Paris. Palais Garnier, le 12 mars 2017. Récital Juan Diego Florez. Vincenzo Scalera, piano. Quelle différence y a-t-il entre Juan Diego Florez malade et le même chanteur en pleine forme ? Le premier n’en fait pas mystère et en fait même un sujet de plaisanterie. Mais il rassure rapidement le public : il peut chanter, sa voix va bien. Et en effet, s’il n’avait pas annoncé ouvertement son indisposition, il n’est pas certain que nous aurions perçu la différence, tant son art du chant comme ses aigus triomphants demeurent absolument intacts. Et si le contre-ut, qui fuse à de nombreuses reprises durant la soirée, apparaît moins souple que par le passé – même s’il demeure toujours aussi cinglant –, la cause nous semble davantage à chercher du côté d’une orientation progressive vers un répertoire plus lourd. Ceci étant, ce concert s’avère une totale réussite, magnifiée encore par les ors du Palais Garnier.
Le malade (presque) imaginaire
Des trois pièces de Rossini qui ouvrent le bal, on retiendra particulièrement « Addio ai Viennesi », que le ténor péruvien dédie ce soir à la mémoire du grand chef italien Alberto Zedda, rossinien émérite et disparu voilà quelques jours à peine. Cette miniature paraît résumer tout entier l’art vocal défendu par le cygne de Pesaro, du grave au suraigu en passant par les vocalises et, bien entendu, le légendaire crescendo qui fait tournoyer les œuvres du compositeur. Comme une grammaire à destination des chanteurs belcantistes, que notre ténor a fait sienne voilà vingt ans et continue d’user pour conserver sa voix entre deux prises de rôles audacieuses. Une véritable leçon de technique.
Place à Mozart ensuite, pour deux airs chantés comme rarement. Le premier, tiré de l’Enlèvement au Sérail, est joué un peu vite à notre sens, mais la virtuosité inhérente à ce morceau n’en est que mieux mise en valeur, et toute la ligne vocale prend une couleur nouvelle à travers la couleur latine de la voix du chanteur.
Puis Juan Diego Florez explique, que, parmi les morceaux difficiles pour les ténors, il y a bien entendu Rossini, également le premier air de Tonio dans la Fille du Régiment de Donizetti… mais aussi Mozart, avec cet air de Mitridate, qui comporte pas moins de huit contre-uts ! Et c’est en se signant qu’il attaque ce morceau de bravoure. Bien que son instrument ne soit pas celui d’un baryténor, il se tire avec les honneurs de ces aigus terribles, démontrant que sa voix se porte bien.
Enfin, pour achever la première partie, c’est un retour à Rossini, avec l’air de Rodrigo extrait d’Otello, que le ténor connaît bien. La lente cantilène tombe toujours sans un pli dans sa vocalité, et la rageuse partie qui suit lui permet une nouvelle fois de faire assaut de virtuosité, jusqu’à un contre-ut aussi inhabituel qu’inattendu qui couronne la cadence finale.
L’entracte passé, les trois mélodies de Leoncavallo permettent un retour en douceur, avant l’air réputé inchantable de Rinuccio dans Gianni Schicchi. Réputation dont se joue le chanteur avec malice et humour, la tessiture aigue de l’air lui permettant au contraire de remonter son émission pour faire briller au mieux le haut de sa voix.
Surprise de la soirée avec l’air de Rodolfo, dans lequel on n’attendait pas vraiment le ténor, tant sa voix et cette écriture nous paraissaient incompatibles.
En effet, une exécution avec orchestre pousserait le chanteur dans ses derniers retranchements, voire le mettrait sérieusement en difficulté. Mais avec un piano, le ténor se permet un tel raffinement dans les nuances et le phrasé, une telle gourmandise dans la déclamation du texte, que l’espace d’un instant, toute la salle a pour lui les yeux de Mimi.
Avec le Lied d’Ossian de Werther, le chanteur retrouve un air qu’il interprète depuis longtemps et auquel il apporte désormais l’incarnation du rôle à la scène.
Et s’il ne possède toujours pas réellement les moyens requis pour la partition et paraît aux limites actuelles de sa voix en termes de largeur, son poète maudit nous convainc néanmoins par son énergie désespérée.
Passage en terres verdiennes pour clore ce récital : l’air d’Oronte tiré des Lombardi apparaît comme une promenade de santé pour le ténor, où c’est à peine si on remarque le si naturel interpolé, tellement il sonne facile et détendu.
Et enfin, Juan Diego Florez nous prouve combien il est temps pour lui d’aborder en entier le rôle d’Alfredo dans La Traviata, tant la grande scène du II lui convient aujourd’hui superbement. Le récitatif est détaillé avec une précision et une tendresse devenues rares, la cavatine se déploie avec une aisance déconcertante, et la cabalette éclate dans toute sa vaillance, conclue par un contre-ut insolent. Le public est à la fête et redemande.
Le héros de la soirée revient sur scène muni de sa guitare, pour trois morceaux, un tango et deux chansons traditionnelles d’Amérique Latine (dont le célèbre « Cucurucucu Paloma »), dans lesquelles il fait admirer un falsetto exquis et infiniment tenu – exploit provocant les rires, puis l’ébahissement des spectateurs – qui achève de faire fondre la salle.
Finalement, lorsqu’il il replace lui-même le tabouret devant le piano, c’est pour un ultime bis : la romance de Nemorino « Una furtiva lagrima » où il fait admirer une ultime fois la délicatesse de sa musicalité et la perfection de sa technique, prouvant que ces deux qualités sont bien compatibles et se nourrissent l’une l’autre.
Et c’est avec une grande élégance qu’il fait saluer seul le pianiste qui l’a accompagné toute la soirée durant : un Vincenzo Scalera irréprochable, en véritable connaisseur des voix et du répertoire.
Un régal. Comme une habitude qu’on retrouve toujours avec le même plaisir.
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Paris. Palais Garnier, 12 mars 2017. Gioachino Rossini : La Lontananza ; Bolero ; Addio ai Viennesi. Wolfgang Amadeus Mozart : Die Entführung aus dem Serail, « Ich baue ganz auf deine Stärke » ; Miridate, re di Ponto, « Vado incontro ». Gioachino Rossini : Otello, « Che ascolto… Ah come mai non senti ». Ruggiero Leoncavallo : Aprile ; Vieni, amor mio ; Mattinata. Giacomo Puccini : Gianna Schicchi, « Avete torto… Firenze è come un albero fiorito » ; La Bohème, « Che gelida manina ». Jules Massenet : Werther, « Pourquoi me réveiller ». Giuseppe Verdi : I Lombardi alla prima crociata, « La mia letizia infondere » ; La Traviata, « Lunge da lei… De’ miei bollenti spiriti… O mio rimorso » Juan Diego Florez, ténor. Vincenzo Scalera, piano