Depuis presque 30 ans déjà, le chef hongrois György Vashegyi défend l’interprétation baroque historiquement informée depuis Budapest ; une activité méconnue ici en France et pourtant d’une acuité féconde qui compte déjà de nombreuses réalisations plutôt convaincantes. L’an dernier pour les célébrations Rameau, si le chef et ses troupes ne sont pas venus jusqu’à Versailles, ils ont cependant ressuscité la pastorale héroïque, Les Fêtes de Polymnie du Dijonais, grâce à un disque désormais capitale, couronné par le CLIC de CLASSIQUENEWS (parution de février 2015). On y soulignait ce sens de la clarté et de l’éloquence articulée, un bel équilibre général (chœur, orchestre et solistes) ; l’efficacité d’une direction soucieuse d’unité comme de cohérence. S’y déploie le fonctionnement d’une « machine » collective, bien rodée désormais : orchestre sur instruments d’époque (Orfeo Zenekar) et choeur formé à l’articulation baroque (Purcell Korus), deux effectifs complémentaires créés par le chef dès ses premiers pas au concert au début des années 1990.
L’ex assistant de Gardiner, – celui qui fut confirmé dans sa passion de Jean-Sébastien Bach (il en connaît chaque cantate) grâce à l’illustre Helmut Rilling (son autre mentor), présente au MUPA, vaste concert hall de la capitale hongroise, une série de concerts, dans le cadre d’un festival de musique ancienne et baroque, dont mars 2016 marque la 2è édition.
La France est à l’honneur cette année au MUPA (le nom du site culturel dont la gestion relève de l’Etat hongrois, et qui compte en plus des cycles de musique ancienne et baroque, un musée d’art contemporain, et le lieu de résidence du Ballet national et du Philharmonique hongrois) ; car après l’étonnante résurrection lyrique à laquelle nous venons d’assister, se tiendra en septembre 2016, un nouveau festival dédié cette fois plus généreusement à la France.
ISBE DE MONDONVILLE, PASSIONNANTE REDECOUVERTE. Pour l’heure en cette soirée du 6 mars dernier, c’est un chef d’oeuvre oublié du languedocien Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville (1711-1772 : soit presque l’exact contemporain du napolitain Jommelli) qui s’offre à l’écoute, première mondiale ou plus justement recréation sur instruments d’époque. Violoniste virtuose, auteur adulé pour ses Grands Motets (qui ont fait la fortune du Concert Spirituel, et aussi e sujet d’une précédente résurrection orchestrée par William Christie), Mondonville affirme un superbe tempérament dramatique, d’une indiscutable originalité, alliant puissance théâtrale, vitalité rythmique, grande séduction mélodique; surtout vision architecturale que son contemporain, incontournable rival, Rameau, ne possède pas avec autant de maîtrise (on imagine déjà la résistance outrée des puristes ramistes confrontée à ce nouveau jugement). De fait, le concert de Budapest confirme ce que les opéras déjà connus du compositeur (Titon et l’aurore de 1753, ou Les Fêtes de Paphos de 1758…) ont indiqué à leur époque : Mondonville est un génie du drame lyrique dont on apprécie ainsi de mesurer à sa juste valeur la cohérence et l’indiscutable originalité de l’écriture.
A Budapest, le chef hongrois György Vashegyi ressuscite avec cohérence
Mondonville, génie lyrique enfin révélé
ADAMAS, VRAI PROTAGONISTE DE LA PARTITION DE 1742. Pépite surgissant d’un plateau aux profils convenus, c’est à dire vrai personnage ayant de l’épaisseur psychologique, le traitement d’Adamas (baryton) annonce tous les politiques porteurs de clémence et de pardon fraternel, tels que l’opéra de la fin du XVIIIè saura bientôt les imposer à la scène, selon l’idéal des Lumières. Bien qu’il aime Isbé, le grand prêtre sait maîtriser ses passions et point culminant de la partition, accepte de laisser la belle dans les bras d’un autre (Coridon : articulé mais un peu lisse Reinoud von Mechelen : on aurait mieux suivi ici le chant plus engagé d’un Mathias Vidal, autrement plus nerveux et mordant, en particulier dans la scène du sacrifice où les deux jeunes âmes révélées à l’amour s’offrent à la mort pour épargner l’autre). Si tous les personnages restent dans le même registre expressif, Adamas se montre à différents angles, d’une force et d’une intensité rare, aux récitatifs en majorités accompagnés d’une exceptionnelle beauté ; c’est de toute évidence lui dont l’opéra aurait du porter le nom. La tempête aux cordes, d’une inspiration et d’une fougue toute vivaldienne, s’identifie alors aux tourments intérieurs de l’amoureux impuissant : on a rarement vécu une telle assimilation d’un personnage aux forces vives de l’orchestre. Certes les plus pinailleurs regretteront une orchestration infiniment moins raffinée que Rameau (quoique), mais le souffle de l’architecture, les choix poétiques privilégiant nettement le chant de l’orchestre et ses aptitudes atmosphériques affirment le saisissant génie d’un Mondonville, d’une vraie carrure dramaturgique, génial dans sa caractérisation psychologique, à redécouvrir d’urgence; la couleur mâle, l’intériorité subtile avec lesquelles le baryton Thomas Dolié (photo ci dessus) saisit son personnage, demeurent époustouflantes : un chant semé de naturel et d’impact émotionnel qui savent révéler et déployer la profondeur comme la finesse du rôle. Mais, déjà dans Les Fêtes de Polymnie (Séleucus), nous avions relevé la finesse de son approche, alliant à la différence de ses partenaires, intelligibilité, relief linguistique, exceptionnelle implication dramatique, le tout, – profil du personnage oblige-, avec une noblesse de style et une intensité qui se sont révélées captivantes. Le protagoniste de cette résurrection admirable, c’est lui.
A ses côtés, dolente, languissante, possédée par un désir qui lui fait peur, l’Isbé de Katherine Watson (presque tous ses airs ouvrent chacun des actes) a l’élégance d’une féminité angélique, plus lumineuse qu’ardente, dont la douceur – tragique et intense du timbre s’impose naturellement. A contrario, en coquette délurée / déjantée, la soprano Chantal Santon se distingue tout autant en une incarnation de l’amour plus désinvolte et insouciante. Mais on avoue être plus émus voire troublés par l’excellente diction de l’écossaise Rachel Redmond qui dans cette aréopage de cœurs éprouvés solitaires, sait enfin exprimer l’éclat rayonnant d’un amour partagé qui ne se cache pas : comme Thomas Dolié, Rachel Redmond touche sans limite par son exquise tendresse articulée, un timbre qui sait trouver d’ineffable rondeur dans les aigus les plus perchés. De même la mezzo Blandine Folio-Peres, engagée percutante, fait une sorcière magicienne (Céphise) qui impose piquant et personnalité. Impliquée par l’enjeu dramatique de chaque situation, l’excellent Alain Buet confirme toujours ses affinités avec le théâtre baroque français : il est en Iphis un caractère toujours naturellement expressif, et bonus délectable, intelligible.
Le formidable choeur Purcell (Purcell Kórus) traduit la passion de son chef fondateur pour l’articulation d’un français fin, racé, d’une ambition intelligible, souvent très juste.
L’orchestre de son côté (Orfeo Zenekar) en particulier les violons très exposés (Mondonville n’est pas violoniste surdoué pour rien) affirme un tempérament taillé pour le théâtre : pas d’altos mais un chœur renforcé de cordes aiguës dont l’unisson et la motricité font mouche dans toutes les vagues impétueuses d’une partition des plus vertigineuses. La tenue des bois et des vents (flûtes omniprésentes) en revanche laisse clairement à désirer; la conception du drame lyrique, l’enchaînement des séquences, l’agencement des scènes chorales, des intermèdes orchestraux, l’intelligence d’une écriture flamboyante mais pas creuse emporte les 3 derniers actes. Jusqu’au final amoureux, duo des deux amants enfin confessés (Coridon / Isbé) qui mêlés au choeur et à tout l’orchestre, rejoint la fièvre incandescente des Grands Motets. On peut certes regretter une direction parfois trop lisse et sage, mais le souci de l’éloquence demeure l’argument le plus convaincant de cette recréation.
Même en version de concert (mais au juste, qu’aurait apporté de plus – à part la restitution visuelle des ballets et des divertissements, une production scénique?), l’ouvrage de Mondonville captive de bout en bout. Isbé créé en 1742 est contemporaine de la reprise d’Hippolyte et Aricie de Rameau (créé en 1733), avec la restitution du fameux Trio des Parques aux impossibles vertiges harmoniques. Mondonville curieux et scrupuleux de ce que faisaient ses contemporains, met en scène lui aussi un trio de voix masculines. Inévitablement comparé à Rameau, Mondonville se distingue pourtant sans difficultés : son écriture apporte un autre type d’éclat, un autre point d’accomplissement d’une exceptionnelle cohérence. C’est cette unité de la vision globale qui fusionne mieux qu’ailleurs (Ballets, divertissements, intermèdes…) la continuité du drame, qui surprend et convainc totalement. En cela, Mondonville annonce Gluck, par son souci du drame, avant l’essor des tableaux pris séparément.
Artistiquement cette recréation fait mouche et montre encore l’ampleur des redécouvertes possibles s’agissant du XVIIIè Français. C’est évidemment un événement baroque dans l’agenda 2016 et l’on attend avec impatience le disque qui prolongera cette formidable redécouverte.
Recréation d’Isbé de Mondonville (1742) au MUPA, Palais des Arts de Budapest, le 6 mars 2016.
Katherine Watson : Isbé
Reinoud Van Mechelen : Coridon
Thomas Dolié : Adamas
Chantal Santon-Jeffery : Charite
Alain Buet : Iphis, hamadryade 3
Blandine Folio-Peres : Céphise
Rachel Redmond : Amour, Egy, Clymène
Artavazd Sargsyan : Tircis, Hamadryade 1
Komáromi Márton : Hamadryade 2
Orfeo Zenekar
Purcell Kórus
Vashegyi György, direction
Compte rendu, opéra. Budapest, MUPA, le 6 mars 2016. Mondonville : Isbé. György Vashegy, direction. Coproduction Orfeo, CMBV.
VISITER le site du MUPA Budapest, Palais des Arts de Budapest
VIDEO : voir notre reportage exclusif Les Fêtes de Polymnie de Rameau, extraits musicaux de la production dirigée en Hongrie par György Vashegyi