jeudi 18 avril 2024

Compte rendu, concert. Paris, Philharmonie, le 21 novembre 2016. Prokofiev, Orchestre du Mariinsky, Valery Gergiev.

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Floriane Goubault
Floriane Goubault
dans l'équipe depuis le 22 octobre 2016 : premier CR publié à cette date, Philharmonie de Paris

Gergiev dirigeantCompte rendu, concert. Paris, Philharmonie, le 21 novembre 2016. Prokofiev, Orchestre du Mariinsky, Valery Gergiev. En l’espace de deux soirées, Valery Gergiev fait le pari audacieux de donner l’intégrale des Concertos pour piano de Sergueï Prokofiev, avec la complicité de l’Orchestre du Mariinsky et de cinq solistes d’exception, presque tous lauréats du prestigieux Concours International Tchaïkovsky. Ce lundi 21 novembre 2016, le programme ne comptait donc rien de moins que les trois premiers Concertos, suivis de quelques extraits des célèbres suites du ballet Roméo et Juliette. Prokofiev est sans conteste l’un des compositeurs favoris du chef russe, qui lui a consacré de nombreux enregistrements déjà, et ne manque jamais de le mettre à l’honneur dans ses concerts. Une telle affiche nous promettait donc une soirée riche en émotions musicales. Nous ne fumes pas déçus.

LI George LiLégèrement claudiquant, mais toujours aussi charismatique, Gergiev rejoint le centre de la scène où l’attend son siège. Il dirigera assis l’ensemble des trois concertos. Et c’est le jeune pianiste américain George Li, âgé d’à peine 21 ans (et médaille d’argent au Concours International Tchaïkovsky en 2015), qui inaugure le concert au rythme du Concerto pour piano n° 1. Composé en 1912, considéré comme une des premières œuvres de maturité par Prokofiev lui-même, c’est lui qui va révéler le jeune compositeur au public russe. En trois parties enchaînées comme un seul mouvement, avec un thème unificateur parcourant l’ensemble de la pièce, l’écriture pianistique innovante déroutera plus d’un auditeur le soir de sa création. Et pour cause : même si l’on perçoit encore quelques réminiscences romantiques, notamment dans le lyrisme de l’Andante qui a un petit quelque chose de Rachmaninov, le style virtuose et percussif de Prokofiev est déjà bien présent. Après l’introduction majestueuse du thème fondateur, l’orchestre laisse place au piano qui déverse un flot ininterrompu de notes staccato. Le jeu fluide et naturel de George Li est remarquable, et l’équilibre avec l’orchestre est idéal : sans jamais prendre le dessus ou se laisser submerger, le jeune soliste inscrit directement la sonorité du piano dans celle de l’orchestre. Gergiev, fidèle à lui-même, dirige l’orchestre d’une main de fer. Les pizzicatos des cordes, parfaitement en place, font échos aux notes piquées du piano, tandis que dans les moments d’épanchements lyriques, l’orchestre fait preuve d’une puissance prodigieuse, sans jamais saturer le niveau sonore. La deuxième partie Andante, moins agitée dans le jeu pianistique, laisse s’exprimer les bois dont les interventions solistes parviennent à émerger distinctement de l’ensemble. Enfin, la troisième partie voit le retour à un style plus frénétique et nerveux. George Li, dont la technique est toujours aussi solide, enchaîne les sauts de main au-dessus du clavier, qu’il parcourt intégralement de l’extrême grave à l’extrême aigu, pour clore avec brio ce concerto.

matsuev denis piano russe classiquenewsC’est au russe Denis Matsuev (vainqueur du Concours Tchaïkovsky en 1998) qu’incombe la tache de jouer le redoutable Concerto pour piano n°2. Créé seulement un an après le premier, ce concerto suscita encore une fois la polémique auprès du public russe, déconcerté par les cadences diaboliques dédiées à l’instrument. Pourtant, c’est presque avec nonchalance que Denis Matsuev s’installe au clavier et commence à jouer. Avec une incroyable assurance, il s’empare de la partition et enchaîne les traits virtuoses. Le suive qui pourra, l’orchestre n’a qu’à bien se tenir ! Cependant, en dépit de sa technique indiscutable, on pourrait reprocher au soliste son jeu un peu trop personnel. Invariablement concentré sur son clavier, il n’accordera pratiquement pas un seul regard vers l’orchestre. Celui-ci donne l’impression de subir la cadence infernale du pianiste, et peine à trouver sa place. Malgré une densité des cordes incroyable, l’équilibre est plus fragile que dans le Concerto n°1, les bois ont parfois du mal à émerger de la masse et à rivaliser avec le jeu oppressant du piano. Bien sûr, c’est aussi la partition qui veut cela : l’écriture de Prokofiev, très dense et virtuose, est bien différente de celle de son premier concerto. Malgré tout, on aurait souhaité un peu plus de subtilité dans le jeu du pianiste, notamment dans la cadence du premier mouvement où il atteint très vite une saturation sonore sans s’en départir par la suite. Matsuev, déchaîné, finit presque debout ce passage diabolique, et on en vient à pousser un soupir de soulagement lorsque l’orchestre le rejoint, et lui laisse enfin reprendre son souffle.  Mais ce n’est que partie remise : le deuxième mouvement, très court, n’est rien d’autre qu’un flot perpétuel de doubles croches au piano, tandis que l’Intermezzo, faisant office de troisième mouvement, a comme des accents de La Danse des chevaliers de Roméo et Juliette, avec son rythme pesant de marche, martelé à la grosse caisse. Enfin, le Finale fait entendre un thème typiquement russe, dans lequel soliste et orchestre retrouvent un équilibre malmené au premier mouvement. À peine Matsuev a-t-il plaqué les dernières notes sur le clavier qu’il est déjà debout, et fonce serrer chaleureusement la main du chef. Mais ce avec tant d’énergie qu’il manque de faire tomber le maestro de son estrade !

Suite à ce morceau de bravoure, on comprend pourquoi il aura fallu trois pianistes différents pour interpréter les concertos ce soir. Après l’entracte, le public assiste stupéfait à l’entrée en scène du dernier soliste : car c’est un jeune garçon d’à peine quinze ans qui s’installe au clavier pour nous interpréter le Concerto n° 3 ! Alexander Malofeev, jeune prodige du piano, a remporté en 2014 le premier prix et la médaille d’or au Concours International Tchaïkovsky pour jeunes pianistes. Armé d’une sérénité à toute épreuve, il exécute la partition avec une technique impressionnante. Le piano, plus lyrique que dans le concerto précédent, dialogue joyeusement avec l’orchestre, dont les montées en puissance sont parfaitement menées par le chef attentif. Le deuxième mouvement enchaîne un thème et des variations, tantôt rêveuses, tantôt tempétueuses, et à l’instar des œuvres précédentes, le concerto se termine avec un dernier mouvement vertigineux. Malofeev salue timidement le public, mais se prête déjà volontiers au jeu des rappels. Tout comme ses confrères, qui nous ont chacun gratifié d’un (voire de deux !) bis à la fin de leur concerto, le jeune prodige se lance dans le premier mouvement de Gaspard de la nuit de Ravel, sous l’œil bienveillant de Valery Gergiev. Fluide, délicat, impeccable, mais peut-être un peu trop mécanique. Encore quelques années, et le jeu du jeune russe aura atteint toute la maturité nécessaire pour interpréter brillamment l’ensemble du répertoire pour piano.

sergei-prokofievLe concert se termine avec quelques extraits des Suites n°1 et 2 du ballet Roméo et Juliette. On ne compte plus les fois où Valery Gergiev a interprété ces pièces, et c’est presque une formalité de les donner en concert ce soir. Dès que retentissent les premiers accords dissonants, il ne fait aucun doute que le chef connaît cette musique sur le bout des doigts. Il anticipe chaque réaction des musiciens, et met en lumière chaque détail de l’orchestration. Dans le célébrissime morceau opposant Montaigu et Capulet, l’orchestre donne pleine mesure de sa puissance, avec des cuivres époustouflants et des contrastes de nuances saisissants. La pièce se poursuit avec la sérénité d’une mélodie au basson, évoquant le personnage de Frère Laurent. Puis le Jeu des masques fait entendre un thème joyeux passant allègrement d’un instrument à l’autre, tandis que les lamentations des cordes traduisent la détresse d’un Roméo au tombeau de Juliette. Enfin, toute la tension dramatique se retrouve dans la Mort de Tybalt, où Gergiev maîtrise les silences de manière magistrale, apportant au morceau un effet des plus théâtral. Quel maestro !
Après une ovation du public amplement méritée, c’est avec de la musique française que le chef russe décide de terminer la soirée. Une fois le silence revenu dans la salle, la première flûte entame le thème du Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy. La féérie de la pièce est la bienvenue après la tempête Prokofiev. Malheureusement, même si l’orchestre nous propose des sonorités intéressantes, le tempo est bien trop lent : on souffre pour les vents qui s’essoufflent, et le tout n’avance pas, même dans le point culminant de l’œuvre où la musique peine à décoller. Les cors, sans doute fatigués, laissent transparaître quelques faiblesses dans la justesse, tandis que le vibrato du violon solo est trop nerveux pour l’univers langoureux du faune. Sans compter les interventions « parasites » de Gergiev qui, comme souvent, ne peut s’empêcher de chanter en même temps qu’il dirige !

Quel dommage, donc, de finir ainsi un concert qui jusque-là, frôlait la perfection. Mais on ne tiendra pas rigueur, ni au chef ni aux musiciens, de ce bis un peu faible, tant ils nous ont proposé un programme de qualité tout au long de la soirée.

Compte rendu, concert. Paris, Philharmonie – Grande salle Pierre Boulez, le 21 novembre 2016. Sergueï Prokofiev (1891-1953) : Concerto pour piano et orchestre n°1 en ré bémol majeur op. 10, Concerto pour piano et orchestre n°2 en sol mineur op. 16, Concerto pour piano et orchestre n°3 en do majeur op. 26, Roméo et Juliette – extraits des Suites n°1 et 2. Orchestre du Mariinsky, Valery Gergiev (direction), George Li (piano), Denis Matsuev (piano), Alexander Malofeev (piano).

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