CD. Dances. Benjamin Grosvenor, piano (1 cd Decca, juillet 2013).  En Ă©voquant cette lettre adressĂ©e par Scriabine Ă son Ă©lĂšve Egon Petri en 1909 qui lui proposait de construire son prochain rĂ©cital Ă partir de transcriptions et de compositions originales de danses, le jeune pianiste britannique dĂ©sormais champion de l’Ă©curie Decca, Benjamin Grosvenor (nĂ© en 1992 : 22 ans en 2014, a conçu le programme de ce nouveau disque – le 3 Ăšme dĂ©jĂ chez Universal (son 2Ăšme rĂ©cital soliste). VitalitĂ©, humeurs finement caractĂ©risĂ©es et mĂȘme ductilitĂ© introspective qui soigne toujours la clartĂ© polyphonique autant que l’Ă©lĂ©gance de la ligne mĂ©lodique (volutes idĂ©alement tracĂ©es de l’ultime Gigue), Benjamin Grosvenor affirme aprĂšs ses prĂ©cĂ©dentes gravures, une trĂšs solide personnalitĂ© qui se glisse dans chacune des sĂ©quences d’esprit rĂ©solument chorĂ©graphique. Son Bach affirme ainsi un tempĂ©rament Ă la fois racĂ© et subtil. Les Partitas d’ouverture sont d’un galbe assurĂ©, d’une versatilitĂ© aimable, parfois facĂ©tieuse rĂ©vĂ©lant sous les exercices brillantissimes toute la grĂące aĂ©rienne des danses françaises du premier baroque (17Ăšme siĂšcle). L’aimable doit y Ă©pouser le nerf et la vĂ©locitĂ© avec le muscle et le rebond propre aux danses baroques telles que filtrĂ©es par Jean-SĂ©bastien Bach au XVIIIĂšme. Sans omettre, le climat de suspension dâune rĂȘverie ou dâune profondeur nostalgique rĂ©solument distantes de toute dĂ©monstration.
Jeune piano enchanteur et facétieux
Le Chopin qui suit souligne une faveur pour lâĂ©nergie et la gravitĂ© mĂȘlĂ©es ; la tendresse et lâintĂ©rioritĂ© conciliĂ©es. LâAndante Spianato se rĂ©vĂšle tout d’abord enivrĂ©, rĂ©miniscence nostalgique d’un rĂȘve passĂ© que sa remĂ©moration Ă©vanescente et trop fugace rend Ă jamais inaccessible s’il n’Ă©tait le pouvoir du chant pianistique…. rien de contraint dans ce jeu intense qui semble se construire Ă mesure quâil est rĂ©alisĂ© ; ce qui nous touche ici : lâexpression d’une hypersensibilitĂ© qui exigeante et ne laissant rien au hasard, exprime l’intensitĂ© passionnelle sous ses doigts, crĂ©pitante qui ressuscite ensuite dans la Grande Polonaise, un Chopin capable de furieuses caresses, d’une tendresse Ă©perdue, d’un feu incandescent comme des braises ardentes. Cette Polonaise a du cran, plein d’ardeur apporte un autre ton⊠: celui du brio, lâexpression dune sensibilitĂ© plus dĂ©monstrative et extĂ©rieure ; d’ailleurs la nervositĂ© Ă©noncĂ©e dĂšs son dĂ©but comme une houle presque instable, affirme sous les doigts de Grosvenor, ce Chopin altier, conquĂ©rant d’une rage Ă peine masquĂ©e y compris dans le panache brillant. CarrĂ© dramatique toujours parfaitement limpide, le jeu du pianiste captive par son agilitĂ© vibratile. Ce quâindiquent clairement les mazurkas trĂšs chopiniennes de Scriabine qui suivent leur modĂšle romantique.
Les 8 valses poĂ©tiques de Granados sont aussi rares que remarquablement attachantes entre autres par leur grĂące Ă la fois facĂ©tieuse (lĂ encore) et versatile⊠exigeant de l’interprĂšte un laisser aller plein de nonchalance naturelle pourtant tĂ©nue et ciselĂ©e sur le plan de la gestion des dynamiques. Ce sont des miniatures qui expriment dĂ©tachement et, -leur titre n’est guĂšre usurpĂ©, un raffinement permanent : en cela le tempo de vals lento est emblĂ©matique de cette suggestivitĂ© filigranĂ©e d’un trĂšs grand intĂ©rĂȘt. Benjamin Grosvenor exalte la tendresse suave, dĂ©licatement Ă©vocatrice de chaque Ă©pisode conçu comme une Ă©chappĂ©e nostalgique d’une profondeur allusive souvent irrĂ©sistible : d’un feu schumannien, le toucher crĂ©pite, se glisse en d’infinis accents millimĂ©trĂ©s. Liquide, emportĂ©, d’une facilitĂ© volubile, il fait mouche. Autant d’insouciance finement chaloupĂ©e prĂ©pare idĂ©alement Ă l’ivresse virtuose du Johann Strauss, surtout trouve comme un Ă©cho fraternel dans le Tango d’Albeniz (plage 25), Andantino tissĂ© dans la mĂȘme Ă©toffe, houle brillante et mĂ©lancolique. Le Boogie-woogie etude de Gould saisit par la sĂ»retĂ© elle aussi magnifiquement articulĂ©e et rythmiquement fulgurante dont fait preuve l’intrĂ©pide et audacieux Grosvenor.
De fait, paraphrase et transcription du Beau Danube Bleu dâaprĂšs Johann Strauss II, composĂ©e par Adolf Schulz-Evler, offre au jeune virtuose un champs d’accomplissement indiscutable : Ă©lĂ©gance, humour, Ă©panchement Ă©lĂ©gantissime, et lĂ encore subtile facĂ©tie … ; surtout au rubato bien balancĂ©, prĂ©cis aux abandons pleins de panache, ce malgrĂ© une technique extrĂȘmement exigeante (surabondance des ornementations).
Si les deux premiers disques de Benjamin Grosvenor Ă©taient encore marquĂ©s par la volontĂ© dâaffirmation et de dĂ©monstration, ce 3Ăšme rĂ©cital discographique confirme le tempĂ©rament dâun artiste attachant dont la virtuositĂ© technique sert surtout lâĂ©mergence dâune personnalitĂ© atypique. Les deux albums prĂ©cĂ©dents Ă©taient marquĂ©s aussi par le prĂ©sence de Ravel ; ces « Dances » complĂštent astucieusement le portrait dâun jeune pianiste prodige, sorte de lutin aux vagabondages stimulantsâŠÂ Ă suivre indiscutablement.
CD. Dances. Benjamin Grosvenor, piano (1 cd Decca, enregistrement réalisé dans le Suffolk, Grande Bretagne, en juillet 2013)
Approfondir
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