CD. Compte rendu critique. Méhul : Symphonies n°3,4,5 (Kapella 19, Eric Juteau). MÉHUL SYMPHONISTE ? On le croyait surtout dramaturge (et le mieux inspiré à l’époque révolutionnaire et napoléonienne en France). Un jeune orchestre sur instruments d’époque, né Outre-Rhin en 2009, Kapella 19, à l’initiative de son chef inspiré Eric Juteau, crée l’événement en embrasant le feu beethovénien et la finesse mozartienne (plage 6) des Symphonies 3, 4 et 5 ( » inachevée » ) de celui qui aima, avant Berlioz, Gluck : Méhul. L’exact contemporain des Viennois Haydn et Beethoven gagne ici un éclairage imprévu, fort, particulièrement convaincant.
Voilà qui met en perspective le génie fervent, héroïque, lumineux d’un Méhul, plus convaincant que Gossec et même Cherubini même si ce dernier avec son unique et sublime Symphonie de 1815 a marqué lui aussi l’essor de l’écriture symphonique en France (commande de la Philharmonic Society de Londres en vérité). Même inachevée, la Symphonie n°5 de Méhul, réduite à un unique Andante allegro probablement d’ouverture, synthétise toute la science poétique d’un Haydn à laquelle il aurait apporter l’entrain du jeune, frénétique et bouillonnant Beethoven. Mûr, d’une noblesse irrésistible, l’Andante saisit par son panache sans démonstration, l’intelligence de l’orchestration (et les timbales admirablement équilibrées ici, comme les cors pétulants, et aussi le pupitre des bois, sans omettre la flamme irradiante des cordes) se rapprochent évidemment de Ludwig dont soulignons-le, Méhul est le digne contemporain. Affecté par la tuberculose, et sollicité pour écrire de nouvelles œuvres de circonstances pour le second mariage de Napoléon avec Marie-Louise d’Autriche, Méhul laisse ainsi 5ème symphonie… inachevée ; l’allant, la sensibilité du chef aux couleurs, à l’équilibre naturel du volume sonore permis et si finement caractérisé par les instruments d’époque distinguent évidemment cette lecture et réhabilitent l’écriture de Méhul dont ici l’instinct et le style semblent prolonger avec raffinement le dernier Haydn et le premier Beethoven.
Etienne-Nicolas Méhul : le Beethoven français !
Créée au Conservatoire en 1810, la Symphonie n°4 étonne aussi par la maturité de son écriture, la science des couleurs (émissions nuancées et caractérisées des cors au début). Méhul fait scintiller l’orchestre par une maîtrise personnelle des alliances de timbres où brillent seuls les cors ou les flûtes, également les cordes doublées par bassons, clarinettes, hautbois. Le sens de l’unité des parties, grâce à cette boucle thématique qui fait jaillir régulièrement dans chacun des mouvements, le même thème, évoque encore la pensée de Méhul. Difficile de demeurer insensible face au solo troublant du violoncelle doloriste dans l’Andante (cantilène funambulique) ; à la gravité presque étrange des bois et des cors accordés dans le trio du Menuet … Autant de virtuosité et d’éloquence allaient bientôt s’interrompre car à l’époque de Méhul seule comptait la composition d’opéras. De son vivant, et pour une fois clairvoyants, les critiques comprirent l’intelligence visionnaire du musicien qui face au peu d’engouement du public, préféra quitter le genre symphonique… pour l’opéra.
Un pas était déjà franchi dans la franchise palpitante, d’une énergie subtilement partagée par tous les pupitres dans l’Allegro « ferme et modéré » (premier mouvement) de la 3ème (créée en mai 1809): véritable sublimation optimiste (ivresse pétulante remarquablement nuancée par Eric Juteau) exprimée par les bois et les vents à la fête. On pense constamment à l’orchestre de Mozart, celui des Noces, et son énergie militaire, véritable efflorescence instrumentale : même Beethoven ne fut pas aussi imaginatif en terme de langage strictement instrumental. Où avons-nous écouté de tels éclairs instrumentaux, si finement timbrés et colorés ? Franchise, style, majesté : les témoignages d’époque (critiques plus que public donc) sont unanimes pour saluer le tempérament d’un Méhul, digne rival de Haydn et de Mozart. C’est dire. Le final de la 3ème, plutôt courte (que 3 mouvements), semble résumer toute l’énergie de ce début XIXè dont la Kapella 19 exprime le flamboiement sonore comme une ivresse printanière des plus subtiles : à l’aube du siècle romantique, Méhul apporte la preuve de la maturité de son écriture symphonique d’un raffinement comme dans ce dernier mouvement, souvent inouï. On relève la vitalité euphorique de l’écriture combinée à une sensibilité inédite pour la texture instrumentale.
La révélation est complète et donne donc toute sa valeur à cet enregistrement en première mondiale. Quant à la performance tout en nuances et finesse de la Kapella 19, elle séduit, envoûte, captive. Il faut suivre dès à présent chaque nouvelle production de son fondateur et chef attitré, Eric Juteau. Ce premier cd étant produit par la phalange elle-même, la réalisation n’en a que plus de mérite. Le défrichement et l’audace viennent là encore de l’initiative privée : il reste incompréhensible que la France ne programme plus Méhul. Le présent enregistrement démontre qu’au début du XIXè, autour des années 1809-1810, l’Hexagone tout juste romantique, comptait déjà son Beethoven.
Etienne-Nicolas Méhul (1763-1817) : Symphonies n°3,4, 5 « inachevée ». Kapella 19. Eric Juteau, direction. Enregistrement réalisé en septembre 2014 (Allemagne). Plus d’infos sur le site de la Kapella 19 / Eric Juteau