Chant funèbre et halluciné, à la tonalité lugubre où la pointe de la flûte signifie le rire grimaçant du destin implacable: Véronique Gens est ici Alceste: tendre âme, d’une admirable loyauté pour l’époux qu’elle est prête à remplacer aux Enfers. Le sujet déjà traité et avec quelle grâce par le duo légendaire du classicisme baroque français, Quinault et Lully, est ainsi repris en 1776 par Gluck: Dans la scène 3 de l’acte III, Véronique Gens fait valoir un chant souverain, délectable, d’une maîtrise exemplaire dans l’art si délicat et fin de la déclamation lyrique française. Comment les théâtres français « osent » encore l’écarter de la sorte? Cruelle absence car nous tenons là l’une des meilleures interprètes pour l’opéra français baroque et français.
Pourtant subventionné par les deniers publiques, les scènes actuelles nous privent d’un répertoire légitime, de surcroît d’une soprano exceptionnelle.
Ce déjà second volet sur le thème tragique, -le premier également intitulé « tragédiennes« , (également édité par Virgin Classics) avait été particulièrement bien accueilli par la Rédaction cd de classiquenews.com, affirme le génie vocale, dramatique et surtout linguistique de Véronique Gens, qui ne fut jamais aussi convaincante.
Des années 1780, la soprano nous livre quelques perles méconnues, où son articulation fait miracle là encore: Iphise du Dardanus de Sacchini (1784), Didon de Piccinni (1783): détermination et grandeur tendre des héroïnes tragiques, prêtes aussi à mourir comme Alceste.
Sublime déclamation là encore, attendrie et naturellement humaine pour l’Hermione d’Andromaque de Grétry (1780, d’après Racine): véritable défi pour l’interprète dans l’expression hallucinée d’un ample récitatif suivi par un air tragique. Les Céline Scheen et Mariana Flores, cadettes aujourd’hui sollicitées sur toute les scènes baroques apprendront ici avec bénéfice ce que leur ainée maîtrise sans appui ni effort: un certain art de la diction qui distingue Véronique Gens dans le milieu lyrique.
Tendre et suave à la fois, « le triste séjour » ramélien (Les Paladins, air d’Argie) a des accents déchirants tout en réussissant l’intelligibilité continue du texte. Quelle maîtrise! Errance nocturne, entre évanouissement et folie, l’air de Néris extrait de Médée de Cherubini (1797) fait entendre là encore une superbe tenue vocale, avec en prime un sens délectable de l’incarnation dramatique sans effets: c’est l’âme compatissante d’une suivante, Néris confrontée à l’accablement démuni de Médée, prête à suivre jusqu’à la mort, la princesse maudite.
Captivante révélation: la scène lyrique dramatique de Juan Crisostomo de Arriaga (génie précoce fauché à 20 ans en 1826!): Herminie. Orchestre et soliste sont au diapason d’une agitation sanguine haletante, celle de l’aimée découvrant horrifiée le corps sans vie de Tancrède.
Et pour conclure un si vibrant voyage en terres tragiques, Véronique Gens étend le programme jusqu’en 1858, année miraculeuse qui voit la conception des Troyens de Berlioz (lequel admirateur de Gluck achève de boucler dans la cohérence le programme): le grand air de Cassandre « les grecs ont disparu... » frémit, suspend de sombres accents, se fait implorant, tendu jusqu’à l’extrême par une impuissance tragique: « Tu ne m’écoutes pas, tu ne veux rien comprendre/Malheureux peuple, à l’horreur qui me suit… » La sibylle visionnaire, qui a renoncé à l’amour de Chorèbe, chante sans retenue mais avec un style souverain, la prière si humaine et pourtant solitaire, de celle qui avait pourtant prédit la fin des Troyens.
Récital exemplaire et comme son volet antérieur, véritable révélation d’une immense artiste dont la maturité du chant n’ a jamais été aussi troublante et captivante, sidérante et évidente. L’album est élu coup de coeur de la rentrée 2009 et à ce titre fait partie de notre TOP 5 CD de septembre.
Véronique Gens, soprano. Tragédiennes 2. De Rameau à Berlioz, de 1760 à 1858. Les Talens Lyriques. Christophe Rousset, direction.