Le dialogue de Kublai Khan et de Marco Polo
L’un des bienfaits d’une création-commande – et en altitude ! – c’est que l’avant et l ’après-concert stimulent la réflexion et le retour aux sources, notamment quand la partition est fondée sur des textes littéraires, l’interrogation sur l’angle de vue qui a déclenché l’inspiration sonore et ses agencements… « Invisible Cities », c’est le titre présumé dans la langue de Joyce pour les « Città Invisibili », cette fiction mémorable d’Italo Calvino : « Il vient à l’homme qui chevauche longtemps au travers de terrains sauvages le désir d’une ville dans son rêve. La ville le comprenait, lui, jeune : il parvint à Isidora à un âge avancé. Il y a sur la place le petit mur des vieux qui regardent passer la jeunesse : lui-même y est assis parmi les autres, ses désirs sont déjà des souvenirs… » Voici un des beaux exemples de brouillage dans l’espace et le temps qui a dû séduire la jeune compositrice anglaise Charlotte Bray, soucieuse de circonscrire dans le texte de cette symbolique un centrage sur Venise, telle qu’elle est évoquée dans le dialogue entre Kublai Khan et le voyageur émerveillé Marco Polo : « Kublai avançait sa main baguée hors du baldaquin de soie du bucentaure, et il montrait les ponts arqués par-dessus les canaux, les palais princiers dont les seuils de marbre baignaient dans l’eau, le va-et-vient des bateaux légers qui voltigeaient en zig-zags sous la poussée des longues rames, les coupoles, les campaniles, les jardins qui verdoyaient sur les rives de la lagune… »
Métaphore musicale de la ville
Venise est éternellement à tous, ses musiciens comme Gabrieli, ses peintres-poètes comme Tintoret ou Guardi, ses écrivains comme Thomas Mann ou Michel Butor, au titre de la sublimation du réel, et chaque fois qu’on est captivé par sa vision directe ou ses souvenirs, on acquiert le droit de s’en servir, en son art personnel, pour ressusciter l’imaginaire. L’attitude transpositrice dans le sonore de Charlotte Bray est aussi métaphore permanente, elle piège dans les miroirs de l’image vénitienne (la ville réfractée sur les eaux) des substances musicales, abstraites et concrètes : « c‘est ma cité, peut dire la compositrice, une cité invisible à qui que ce soit d’autre, un monde imaginaire qui est devenu ma création. » Sa pièce pour piano (Julien Quentin) et alto (Lawrence Power), irréprochables instrumentistes, est articulée en quatre moments distincts. Le 1er temps est celui de l’énergie et de la jeunesse, juxtaposant motifs brefs et signaux, en une écriture parcellaire de petites cellules au piano, puis s’obstine en une rêverie entraperçue, avant un large chant d’alto soutenu par les graves du piano. Le 2nd fait appeler par le piano une mélodie d’alto, des ondes calmes y convoquent une mémoire qui prend de l’ampleur jusqu’à s’écarteler entre aigus et graves. Dans la 3e pièce, l’alto intense et lyrique s’éloigne du piano agité, presque véhément ; puis les deux voix se rapprochent, et enfin, sur des appels-accords intenses du piano, vient flotter la réminiscence de l’alto, seul et raréfié. La 4e, synthèse des passerelles du visible à l’invisible rêvés, fait appeler d’une note obstinée par le piano un alto qui d’abord « bariole » ses couleurs avant de s’élancer par échos et écarts extrêmes des deux instruments.
Mozart heureux
Invisible Cities, solidement – si on peut le dire en milieu si aquatique ! – construite et audiblement articulée, conduit l’auditeur sans le brusquer d’une écriture trop violente, mais sans le tenir à l’écart des problématiques du bel aujourd’hui, par une sorte de fondu-enchaîné de la culture, vers la part d’ « invisible » dont a besoin l’imaginaire. Après entracte, le concert ramène vers l’indispensable hier. Le Trio dit K.498 est une des partitions de Mozart Viennois heureux, faisant le va-et-vient entre partie de quilles avec les amis Jacquin et coin de table pour noter à prodigieuse vitesse les idées et les harmonies. La pianiste américaine Simone Dinnerstein y succède à Julien Quentin, l’altiste Lawrence Power (tiens, on se rappelle que Wolfgang jouait aussi l’alto !) et le clarinettiste Martin Fröst se joint à eux, danseur longiligne et souple – mais non saccadé à la baroqueuse – en un discours ductile et chaleureux (ne ferait-il pas un Papageno si l’homme à la flûte s’enchantait d’une clarinette ?)… Dans le menuetto, les trois atteignent l’intense poésie au bord du pathétique, sublimant l’interprétation du chef d’œuvre.
La dialectique du Trio
Puis les trois « cordistes » – Lawrence Power l’infatigable, qui échange sourires avec Renaud Capuçon, et Micha Maisky en son ardente sévérité -, très hautement inspirés, parcourent les étapes d’un voyage essentiel, ce Trio K.563 étiqueté Divertimento, commande par le frère-maçon Puchberg aux temps de la détresse sociale mozartienne. Les trois interprètes font vivre en ces six mouvements – et surtout l’adagio et l’andante – une révélation sonore qui à chaque audition de cette œuvre bouleverse l’auditeur, avec le climax de la 4e variation (andante) qui relie la modernité au legs ancien de J.S.Bach et de la polyphonie franco-flamande… Avant que selon la dialectique mozartienne, pudique et sous le masque de la joie nécessaire, ils ne nous fassent reprendre les routes de la réalité. Dehors, le ciel de midi est aujourd’hui rayonnant…
Le souffle de la beauté
Et au soir tombant, l’opéra des opéras. Quel titre qui ne soit déjà pris par Mozart, Don Giovanni ou les Noces ? En français, bien sûr, Pelléas. Celui où la fusion du texte et de la musique est la plus naturellement présente, une fusion au sens plein de ce terme scientifique : point magique où la matière se transforme, où ses deux états initiaux communiquent. On y entre bien avec fusion de Maeterlinck – pas si mauvais poète qu’on l’a longtemps dit – en Debussy (ce musicien au « pas beaucoup de bruit, mais si vilain »), vite adoubé génie par l’histoire des arts. Mais que faut-il pour présenter en version de concert un Pelléas digne de l’admiration que suscite le modèle total en scène ? Non seulement des interprètes totalement investis dans leur fonction, donc des êtres à la fois merveilleusement légendaires et proches de chacun d’entre nous, mais aussi, et surtout, conduisant le véhicule instrumental qui embarque pour Cythère et l’enfer, un chef qui a conscience et préscience de ce qui attend, menace, advient et s’échappe sans cesse en ce mystère de l’amour tragique. Ce sens absolu –infaillible ? – de la synthèse à travers les frémissements analytiques, Charles Dutoit le possède entre tous, et sait, sans esprit de supériorité en face de ses jeunes compagnons du Verbier Festival Orchestra, communiquer à tous ce que les Anciens nommaient le pneuma, le souffle de l’esprit et de la beauté.
Ombre et lumière
Cela, on le saisit dès les premières mesures de ce qui, chez Debussy, remplaçant l’ouverture traditionnelle, se fait temps suspendu et pourtant déjà entrant dans l’action, essence du poème harmonique et agogique. Gloire soit donc rendue au si jeune et brillant mais profond orchestre, capable de traduire ce qui oscille, dans Pelléas, en cet ombre-et-lumière, ce clair-obscur d’une musique perpétuellement en quête de son propre devenir et du nôtre. L’absence de mise en scène, et aussi le vaste espace des Combins, où l’on se sent si facilement éloigné, ou même à l’écart, visuel ou sonore, de ce qui se passe en avant des musiciens, devient à la fois atout et piège. On y cherche des traces au mur de la caverne platonicienne , figurant ce que chaque interprète « retient » en lui, mais ne peut s’empêcher de « manifester » à titre de souvenir ou d’ébauche de gestuelle corporelle et visagière ; on le devine, parfois on le reconstruit et on le prolonge, peut-être à tort. Et on en devient follement exigeant, d’autant que Pelléas a une histoire désormais assez mythifiée pour que l’image d’interprètes légendaires surimpressionne chaque recréation : Mary Garden aux origines, Irène Joachim et Jacques Jansen dirigés par Roger Désormière…
L’intensité déchirante de Golaud
Sans être absolument certains des données d’âge, nous gardons tendance à «vouloir « rajeunir » – peut-être plus qu’il ne serait raisonnable ?- les trois héros, sans doute parce que nous nous en faisons une image idéalisée. Mais au fond qu’importent des distorsions de vraisemblance, pourvu que l’intuition et l’expérience conduisent souverainement l’action et la pensée musicales ! Ainsi le Golaud de José van Dam – évidemment plus âgé que son personnage – nous bouleverse par son intensité déchirante et déchirée, ses colères dans la voix, son ironie, son inconscience de jaloux visité par le malheur qu’il s’inflige et va infliger, en une interprétation visionnaire du « sous-sol » psychique et musical. Bien plus proches par l’âge de leur rôle (encore qu’on puisse imaginer les interprètes historiques à l’instant évoqués encore plus « collés » à l’adolescence éternelle), Pelléas et Mélisande à Verbier ont de bien belles capacités d’incarnation.
« Une grande innocence … »
Stéphane Degout, à la voix magistralement tendue et tenue, est dévoré par la passion, dont il assume le jaillissement et la vérité en une admirable projection dynamique des affects, une vaillance qui jamais ne se regarde en s’admirant. Pour la Mélisande de Magdalena Kozena, nous demeurons plus partagé, voire perplexe ; la recommandation de Golaud (« sans affectation d’ailleurs ») ne conviendrait-elle pas un peu ici ? Pour autant qu’on puisse en juger quand on est en retrait dans l’immensité des Combins, l’interprète a tendance à jouer de sa beauté comme de son timbre vocal pour suggérer une forme de préciosité ou de rouerie provocatrice. « Une grande innocence ! », est-ce bien ce qu’il faut à Mélisande, la femme-enfant si ambivalente et peut-être obscure à elle-même ? En face d’un tel Pelléas, il y a décalage, et soupçon d’une autre « réalité » de la jeune fille…. Mais ne serait-ce pas Charles Dutoit qui aurait autorisé, voire encouragé cette voie mélisandienne à l’écart des idées reçues ?
Les autres interprètes sont saisissants de justesse. Catherine Wyn Rogers lit sa lettre avec noblesse, l’Arkel de Williard White a la profondeur désolée de la bonté démentie par le destin, et au petit Yniold (dont il faut se rappeler que les crétins détracteurs de 1902 le surnommaient « petit ignoble », c’était l’abîme d’un certain « goût » il y a 110 ans), Julie Mathevet donne une vivacité qui fait de sa scène (III,4) avec Golaud un pur cauchemar de manipulation perverse…
« L’âme humaine aime à s’en aller seule » : ainsi voudrait-on, dans la foule et devant les montages nocturnes, que nous aussi repartions silencieux dans le souvenir de la beauté.
Festival de Verbier (Suisse), lundi 23 juillet 2012. Concert Mozart (Trios K.498 et 563) et création de Charlotte Bray (Invisible Cities). Claude Debussy : Pelléas et Mélisande, version de concert. Verbiere Festival et chanteurs sous la direction de Charles Dutoit.