vendredi 25 avril 2025

Uwe Sholz, Le Sacre du printemps (2003) Version I et II (1 dvd Medici arts)

A lire aussi
Un Rimbaud de la danse

Décédé en 2004, l’enfant prodige de la danse contemporaine allemande (né le 31 décembre 1958) qui a vécu une ascension fulgurante, à Stuttgart (où il est le protégé de Marcia Haydée qui encourage son talent de danseur et de chorégraphe), Zürich en 1973 (où l’élève de John Cranko devient en 1985, le plus jeune directeur d’une troupe de danseurs, le Zürcher Ballet), enfin à Leipzig, -où il dirige en 1991 la troupe de danse de l’Opéra-, Uwe Sholz reste un mythe qui saisit par sa sensibilité écorchée de chorégraphe surdoué et hypersensible, obsédé par le sens et le fondement de son art jusqu’à la névrose, porteur d’une nouvelle scène dansée à mesure symphonique, hélas voué à une lente autodestruction. Le jeune chorégraphe, mort quadragénaire, nous laisse de superbes réalisations pour grand effectif, qui revisitent les grandes oeuvres classiques: Grande Messe de Mozart, La Création de Haydn, surtout la Symphonie n°8 de Bruckner (dont le second mouvement serait un adieu déguisé) et ce Sacre du printemps de Stravinsky qui l’occupe à la fin de son fulgurant et court périple sur la scène artistique.

La valeur du document est indiscutable: les deux versions du Sacre, l’une pour soliste avec accompagnement de deux pianos; la seconde pour 56 danseurs et orchestre, restent le meilleur témoignage d’un art qui millimétré, plonge dans la musique pour en exprimer les élans et les significations les plus profondes de la psyché. D’ailleurs, au sujet de sa lecture dansée de la 8ème Symphonie, Sholz déclare devant la caméra au cours d’une conférence de presse où la troupe de Leipzig interprèee la Symphonie, qu’il s’agit de « Paysages de l’âme » (soulscapes): il faut voir les courts passages des répétitions, dans le documentaire qui reprend le titre, comment le chorégraphe de plus en plus abîmé dans son travail, s’immerge de façon radicale dans l’expression de la musique, comment, toujours insatisfait, plus exigent que jamais, il remercie ses deux interprètes, en leur disant, « merci quand même« … ce « quand même » indique le décalage de plus en plus criant entre l’univers idéaliste du créateur et ce qu’il obtient de ses danseurs. A trop rechercher la perfection, le chorégraphe n’arrivait plus à sa satisfaire de ce que ses danseurs lui apportaient. Apre solitude d’une âme géniale mais déracinée, en perte de raison comme de déséquilibre, tel l’albatros errant, en quête d’un rêve inaccessible, incapable de trouver sa place et son bonheur sur cette terre…

Sacre autobiographique
Dans la captation du Sacre en novembre 2003, on comprend tout ce qu’a d’autobiographique la succession des tableaux pour le danseur soliste auquel rien n’est épargné: ni les convulsions ivres et désemparées d’un errant souvent hystérique, ni les débordements d’un être déboussolé qui finit dans la folie, en particulier lorsqu’il jette contre les parois du décor, à pleines mains, des platrées de terre noire humide, saisies dans une cuvette de wc, associant à cette image de solitude criante et écumante, le sordide le plus atroce. Auparavant, toute la vie du chorégraphe se déroule devant les yeux captivés du spectateur, peu habitué à cette autoanalyse par l’image du corps du danseur, par la projection de films courts tournés sous la direction du chorégraphe pour les besoins de ce ballet solo: l’apprentissage des pas classiques depuis son jeune âge, les crises de doute, certainement les déchirements d’une identité mal assumée en tant qu’homosexuel… Vif et ardent, le poète chorégraphe absorbe toutes les vibrations de notre monde, en particulier les gouffres de souffrance, trouvant dans la musique, un miroir vivant à sa recherche éperdue. Un volet fugace dans le documentaire dit peut-être sa fascination pour la mort et la souffrance indéfectiblement liées à l’expérience humaine: à Lodz, le chorégraphe se recueille dans le cimétière juif, précisant que la 8ème Symphonie se nourrir aussi de cette conscience des effets de la barbarie la plus abjecte.

L’écriture est dure, radicale: elle n’empêche pas cependant de très beaux instants de pure poésie comme au début lorsque le danseur sort de la boîte du piano… ni les images de métamorphose allusive quand le danseur nu recherche sous la douche à s’extraire d’un état qui l’emprisonne, recevant l’eau ruisselante et rituelle, devenue purificatrice…

Transe collective
Dans la version pour le Corps de Ballet de l’Opéra de Leipzig, accompagné par le Gewanhausorchester, Uwe Sholz s’appuie sur la modernité ardente rythmiquement, la superposition des données mélodiques et les assauts des timbres associés, pour exprimer ce mal-être qui le caractérise: le rituel sacrificiel païen du Sacre devient transe collective, faite de confrontations, d’humiliations, de chocs enchaînés où les corps dans leur ivresse respective donnent la mesure d’une sensibilité exacerbée et vive. Vive dans sa capacité à traduire par le mouvement, en plusieurs tableaux simultanés de figures diverses, l’activité plurielle de la musique. Cette notation millimétrée de chaque phrase musicale cherche non pas à traduire de façon narrative chaque note de la partition mais à capter l’insaisissable flux du temps musical, cette force de fascination et de métamorphose que le chorégraphe était capable de ressentir au plus profond de son être.
Le documentaire « Soulscapes » montre idéalement sa faculté à s’abstraire dans la musique (qu’il écoute dans son bureau très fort, vibrant comme un oscilloscope, à chaque pulsion de la musique…). Le film réalisé par Günter Atteln de près d’1h30mn révèle bien des cicatrices et des blessures imprononçables mais vivaces qui ne s’expriment pas dans la parole mais dans des attitudes imperceptibles, un sourire lointain, cette façon d’être devant la caméra dans un absence polie, qui malgré sa plongée ténébriste, semble irradiée de lumière…

Celui qui réactualise les ballets amples et ambitieux sur de vastes oeuvres classiques (oratorios, messes et symphonies) après Isadora Duncan, Leonid Massine et surtout Balanchine, sait aussi colorer ses oeuvres de poésie et d’humour. Quoique sa lecture de la 8ème Symphonie de Bruckner (présentée en France en 2001 au Théâtre de Saint-Quentin) comme le Sacre soient totalement dépourvue de légèreté: la précision de l’écriture, et l’intériorité requise chez les danseurs apportent une direction nouvelle à son travail. Le bannissement de toute illustration note à note, crée une lecture simultanée à la musique qui se révèle d’un pleine fluidité, fascinante, entre extase suspendue et intensité doloriste: d’ailleurs, comme l’indiquent les répétitions heureusement filmées, le chorégraphe n’imagine aucun espoir dans ce duo lyrique et exacerbé.

Usé par ses multiples responsabilités, en proie à une solitude mélancolique, fragilisé par un alcoolisme destructeur, très affaibli, le chorégraphe qui en conflit avec le directeur de l’Opéra de Leipzig, devait quitter ses fonctions à l’horizon 2006, s’éteint à l’âge de 45 ans à Berlin, des suites d’une pneumonie.

Captations fascinantes, riche autant qu’émouvant documentaire (qui a obtenu non sans raison le Fipa d’argent 2007): ce dvd très complet, associant représentations et documentaire, en dévoilant le génie contradictoire et difficile d’un génie de la danse contemporaine, mérite le meilleur accueil.

Igor Stravinsky: Le Sacre du printemps (2003). Chorégraphie: Uwe Scholz. Version I pour danseur seul (Giovanni Di Palma) et deux pianos (Wolfgang Manz, Rolf Plagge); Version II pour corps de ballet et orchestre. Kiyoko Kimura (soliste), Leipzig Ballet. Gewandhausorchester Leipzig. Henrik Schaefer, direction. Performances filmées à l’Opéra de Leipzig, le 22 novembre 2003. »Soulscapes », Les Paysages de l’âme, documentaire réalisé par Günter Atteln. 1 dvd Medici arts (Spectacle: 1h14mn, documentaire: 1h30mn). Parution: 24 novembre 2008.

Illustrations: Uwe Scholz, portrait en répétition. Kiyoko Kimura et Christoph Böhm (solistes de la 8ème de Bruckner) (DR).

Derniers articles

Découvrez d'autres articles similaires

- Espace publicitaire -spot_img