chinois des Empereurs Tang… Le titre du spectacle est déjà à lui seul
tout un programme: « Mémoire des Vents du Sud ». Il s’agit bien en effet
d’évoquer des temps anciens où la Chine était asile pour les artistes
chrétiens… A la source du spectacle présenté par l’ensemble Doulce Mémoire,
il y a l’enchantement d’une rencontre inédite entre deux cultures, deux
époques, deux esthétismes que rien ni personne n’avaient osé concilier
jusque là: celle née entre l’art immémorial du Nankuan (l’opéra chinois
classique de style Nankuan, aujourd’hui perpétué par la troupe Han Tang
Yuefu à Taïwan), et le Gothique international, soit les musiques et les
danses de l’époque Tang (VIIè-IXè) associées au XVè occidental.
Dans les faits, il y eut bien rencontres et échanges en Chine, entre européens (les nestoriens précisément venus de Perse) et chinois sous le règne de l’Empereur Tang, Hsuan-Zong (712-756):
une ère prospère et favorable aux arts où les deux colonies d’artistes
échangèrent leur propre vision d’un idéal artistique: cette légendaire
« harmonie des sphères », recherchée par l’Empereur et par les artistes
européens, de l’Orient à l’Occident. La réussite du spectacle vient de
la cohérence des styles et des manières mises en regard : expression
d’une perfection terrestre propre à la Renaissance européenne, figures
mesurées, stylisées de ce Gothique international auquel Denis Raisin
Dadre, grand spécialiste de l’époque, a immédiatement pensé en
découvrant et étudiant les arts du spectacle chinois de l’époque Tang.
L’école Nankuan de Taïwan perpétue aujourd’hui la pratique et la
transmission de cet art ancestral qui mêle chant, danse, musique. Où les
femmes sont musiciennes et danseuses; où les percussions (claquettes,
gong, tambours…) et le pipa entre autres, réinventent un monde
pacifié, fascinant même par son raffinement, sa noblesse, sa dignité et
cette sacralisation de la lenteur; où la codification précise des
expressions du visage et de la gestuelle incarne un âge d’or de l’art
chinois dont témoignent les innombrables peintures courtisanes de
l’époque. C’est une période chinoise où l’idéal féminin s’accorde au
canon physique de l’Impératrice Yan Guei-Fei, au visage rond et lunaire,
au teint lisse et porcelainé, noir des cheveux et blanc nacré de la
chair, dont toute l’expressivité repose sur l’art de la suggestion. Or
c’est toute la pertinence du choix de Denis Raisin Dadre d’avoir mis en
correspondance à cet idéal extrême-oriental sublimé, -où la pudeur des
gestes signifie le plus haut degré de civilisation-, l’art européen du
XVè dont la peinture de Simone Martini à Lorenzo Veneziano offre une
même étonnante concentration de retenue, de stylisation poétique, de
grâce non-expressive.
Le Surintendant du Jardin Impérial: Lei Hai-Ching
Outre les visages multiples d’une beauté idéalisée, le spectacle suit aussi une action dramatique forte grâce à l’évocation du personnage central de Lei Hai-Ching: le surintendant de l’Académie impériale de musique (Jardin des poiriers ou Jiao-fang),
lequel incarne l’idéal artistique Tang: celui qui commande à
l’éducation des quelques 3.000 concubines, est même devenu un artiste
martyr, exécuté par le successeur de Hsuan-Zong, le général An Lu Shan
qui lui demanda (en vain) de servir sous ses ordres. Par fidélité aux
Tang, Lei Hai Ching refusa: il fut assassiné. Depuis, divinisé, (adoré
encore aujourd’hui en Chine et à Taïwan, comme le dieu du théâtre), le
Surintendant est une figure majeure de l’Histoire de l’Art en Chine. Il
est donc naturel que dans le spectacle, la danseuse principale (Kai-Li Chen)
incarne cette figure glorieuse que le spectateur découvre pendant la
soirée: depuis l’arrivée des occidentaux au sein de son académie,
jusqu’à sa mort puis son apothéose finale (formidable solo au pipa ou Danse de l’aigle
dont les mouvements extatiques de la danseuse sont marqués cycliquement
par les percussions chinoises: danse intime et solennelle qui est aussi
chorégraphie guerrière intégrant des figures du Kong fu). La danse du
Surintendant-général, portant le pipa comme l’emblème de sa puissance,
défenseur de l’art Tang le plus pur, n’est pas sans rappeler ici l’image
d’Apollon brandissant sa lyre: figure solaire et divinisé de l’art
immortel et atemporel.
Pendant tout le spectacle, la danse Nankuan revêt un caractère sacré et
ritualisé dont les hymnes et prières taoïstes et bouddhiques célèbrent
les vertus morales et artistiques du Surintendant du Jardin des
Poiriers. Au début comme à la fin du spectacle, la présentation d’un
talisman calligraphié, au devant du décor majestueux (façades du palais
Tang de Chang’an), perpétue la mémoire et les hauts faits de l’artiste
sanctifié.
Voici un spectacle à entrées multiples dont les sujets moteurs restent, éloquents et remarquablement accomplis, la rencontre et l’échange:
au fur et à mesure de l’action, art Tang et idéal occidental se mêlent,
en particulier dans la réalisation des ballets, où les danseuses
chinoises apprennent par exemple, le code de la danse aristocratique de
la Renaissance, à la Cour de Lorenzo de Medicis ou cette basse danse,
emblème de l’élite européenne, mise à la mode en Bourgogne au XVè
siècle (ici interprétées par le couple des danseurs italiens, invités
par Denis Raisin Dadre, Bruna Gondoni et Marco Bendoni). Pendant toute
la soirée, l’oeil est porté et charmé par un voyage sensoriel d’une
exceptionnelle richesse. Les musiciens jouent ensemble, en formation
serrée dont l’offrande sonore diffuse cet esthétisme chambriste et
intimiste, véritable apothéose du timbre et des alliances raffinées. De
part et d’autre de la scène, à la flûte chinoise répondent les flûtes à
bec (jouées par Denis Raisin Dadre), au pipa et à la guitare chinoise
(à 2 et 3 cordes) répondent luth et harpe des musiciens chrétiens. Chant
angélique d’une vérité troublante, la partie dévolue au contre-ténor Paulin Bündgen,
que les spectateurs familiers de Doulce Mémoire connaissent bien d’une
production à l’autre, exprime idéalement le beau chant Renaissance de
Binchois, Longueville ou Dufay, jusqu’au secret hypnotique de l’Ars
Subtilor français (fin XIVè). La séduction des partitions choisies
prolongent de facto la magie suspendue des prières chinoises, des danses Tang restituées avec une élégance gestuelle souvent hallucinante (ci-dessus photo de danseuse © David Tonnelier pour classiquenews.com 2010) en un
parcours visuel et sonore qui tient autant de la féerie fantastique que
d’un rituel sacré. En outre, renforçant la beauté plastique de la
production, rappelons que c’est Tim Yip, créateur des costumes du film Tigre et Dragon (2001) qui signe aussi robes et tenues portées sur la scène.
Un centre de musique Gothique et Renaissance en France ?
Le spectacle créé en octobre 2009 à Taipei
est passé depuis par plusieurs villes chinoises et françaises, jusqu’à
la soirée mémorable au Grand Théâtre de Tours. Il reste surprenant que
Paris et les métropoles de Province n’aient pas encore choisi de
programmer une telle production dans leurs théâtres. Tours fait exception et c’est tout à son honneur… D’autant que la
troupe Nankuan dirigée par madame Chen a déjà été unanimement applaudie,
et à guichets fermés, au festival d’Avignon (dès 1998), à la Péniche
Opéra, à la Biennale de la danse à Lyon et aussi au Théâtre de la Ville à
Paris…
En développant l’affinité poétique et esthétique du Gothique et du Nankuan, Denis Raisin Dadre nous offre l’un des spectacles les plus enchanteurs à la frontière des cultures européennes et asiatiques.
Mais le spectacle suscite à nos yeux une autre interrogation,
plus structurelle et « franco-française ». Si elle est bâtie sur le songe
et l’onirisme, l’évocation et les dialogues, la production nous conduit à
rêver d’une autre manière: à l’heure où fonctionnent, entre recherche
et programmation musicale, le Centre de musique baroque de Versailles et
plus récemment, le Centre de musique romantique à Venise (Palazzetto
Bru Zane), il demeure incompréhensible qu’un Centre de musique de la
Renaissance (dévolu à la musique française des XV et XVIè siècles) n’ait
toujours pas vu le jour. La France gothique (celle des cathédrales) et
le territoire des fameux châteaux de la Loire recueillent la mémoire
inestimable de ce pan encore trop méconnu et si peu diffusé de la
musique hexagonale. On imagine pourtant ce que pourrait apporter pour
ces lieux patrimoniaux, si fréquentés par les millions de touristes
annuels, une offre permanente de musique, elle-même fruit de recherches approfondies, destinée à animer par exemple
les châteaux du Val de Loire… Que Denis Raisin Dadre (cf. photo des musiciens chrétiens: Denis Raisin Dadre à la flûte © David Tonnelier pour classiquenews.com 2010) pionnier
et recréateur exemplaire dans ce domaine, n’ait pas encore sa résidence
ou un lieu de travail permanent, reste une énigme: cet état de fait
désigne un vide criant dans notre horizon musical. La Révolution autour
de la musique du Gothique tardif et de la Renaissance reste donc à
faire, c’est même le prochain défi culturel des années à venir pour les
collectivités territoriales et l’Etat. La beauté du spectacle Mémoire des Vents du Sud
présenté au Grand Théâtre de Tours laisse donc envisager les champs
illimités d’un continent musical et artistique à réexplorer.
Accompli dans sa forme,
inventif dans ses correspondances artistiques Orient/Occident,
visuellement enchanteur, le spectacle est d’une beauté à couper le
souffle. Il transmet jusqu’au sublime l’esthétique Gothique et
Renaissance dans ce qu’elle a de plus abouti et de plus captivant. Sa
« confrontation », riche et poétique avec l’art Tang, ne fait qu’en
souligner la féconde perfection. Production magistrale et même à plus
d’un titre, exemplaire.
Tours. Grand Théâtre, le 26 novembre 2010. Mémoire des Vents du Sud. Musiciens, chanteur de Doulce Mémoire (Denis Raisin Dadre, direction); musiciens, danseuses de Han Tang Yuefu à Taïwan (Mei-O Chen, direction); Il Ballarino. Mei-O Chen et Philippe Vallepin, mise en scène.