Souffle lyrique à Tours
Développer toute l’action suivante intensément spirituelle à partir de la fameuse Méditation (où tout bascule dans l’esprit de la jeune égyptienne), en déduire sa traversée dans le désert, la seconde Thébaïde, puis l’opposition des destins, entre Athanaël et la pécheresse purifiée renforce de la même façon, l’équilibre des parties antithétiques: l’évolution ascensionnelle de Thaïs, la chute aux enfers du moine cénobite; leur dernière rencontre est bien un dialogue de sourds qui laisse Athanaël, démuni, détruit, solitaire.
Quel souffle trépidant et fiévreux dans l’évocation de la course ultime du moine amoureux vers Thaïs mourante! Jean-Yves Ossonce se dépasse réellement comptant sur ses musiciens visiblement chauffés et pleinement expressifs pour la dernière représentation.
Le mythe fascinant de Thaïs tient comme Traviata à l’élévation morale et spirituelle d’une débauchée dont l’angoisse de la mort et sa quête vaine pour une beauté éternelle, la conduisent sur le chemin de la purification ultime. A cette ascension inexorable répond, fidèle au texte originel d’Anatole France, la chute du moine Athanaël (Paphnuce chez l’écrivain): saisi par la beauté de la courtisane, le Cénobite, inquiet, ébranlé, perd toute maîtrise, rongé par le poison du désir et de la possession.
Saluons le choix des deux protagonistes: Didier Henry, malgré la difficulté du rôle, l’un des plus longs du répertoire, incarne un moine embrasé dès le début, constant dans son intensité sincère, jusqu’à sa déchirure finale. Prise de rôle marquante dans sa carrière, après Mélisande, Sophie Marin-Degor offre tout au personnage féminin: elle a le physique, la finesse, surtout la sensibilité franche, radicale, jamais minaudante; la justesse du style, même si l’on regrette certains aigus un peu courts, affirme la puissance morale de Thaïs: la cantatrice éclaire la solitude insondable de la femme que la mort angoisse terriblement (air du miroir au I); sa décision magistrale au renoncement le plus total; ses accents de pénitence, d’humilité jusqu’à la mort qui est délivrance. Un sans faute qui se distingue pas à pas jusqu’au dernier tableau.
Dans la fosse, Jean-Yves Ossonce s’immerge dans la partition pour en souligner les joyaux mélodiques, la cohésion profonde, jouant des réminiscences et des reprises des cellules thématiques d’un tableau à l’autre, avec une compréhension superlative. Expert des climats spécifiques, le chef cisèle instrumentalement chacun des épisodes: ascétisme presque austère quand les cénobites se réunissent dans le désert; combinaisons des timbres orientalistes parcourant toute la partition égyptienne… la recherche des couleurs est renforcée et toute surenchère folklorique, écartée… le maestro équilibre les effets de contrastes en gardant toujours en tête les points majeurs de la gradation dramatique; la Méditation est superbement énoncée (excellent violon solo) et sa reprise postérieure, y compris à la flûte dans la seconde partie, exprime ce parcours intérieur qui fait de Thaïs, un opéra intimiste et psychologique.
C’est surtout ce nerf constant, une tension musclée et fluide qui rétablit la cohérence interne d’une partition colorée par le sentiment de la culpabilité (chez Athanaël), du pardon et de l’humilité (chez Thaïs), et plus généralement de la vanité: il y a chez Massenet une réflexion particulière sur la pompe dérisoire, sur le spectaculaire creux (si intelligible dans le ballet ainsi restitué dans son intégralité) dont la vacuité finale renvoie évidemment à l’itinéraire psychologique de la Courtisane. En accusant la théâtralité démonstrative (cependant jamais pétaradante) des tableaux collectifs, puis l’intimisme troublant de la scène suivante où Thaïs exprime sa profonde impuissance comme le vide de son âme, le chef éclaire de façon magistrale les multiples registres poétiques d’un Massenet plus profond qu’il n’y paraît. Ce travail particulier sur la forme et les intentions filigranées du Massenet dramaturge apporte ses bénéfices: il souligne combien la Thaïs du compositeur rend justice à la richesse textuelle conçue par Anatole France.
Les choeurs sont magnifiques: précis, nuancés, acteurs eux aussi autant que chanteurs. Et la mise en scène de Nadine Duffaut ajoute cette légèreté si profitable à l’oeuvre, dans sa première partie, chez Nicias quand Thaïs offre sa dernière fête. La transposition à l’époque actuelle rétablit le théâtre à l’opéra et là encore, en miroir avec le travail du chef, la superficialité critique élaborée par Massenet pour l’évocation des débauches alexandrines.
Magistrale réalisation, d’autant plus remarquable qu’elle inaugure avant l’heure, le centenaire Massenet 2012.
Tours. Grand Théâtre, le 18 octobre 2011. Massenet: Thaïs. Sophie Marin-Degor, Thaïs. Didier Henry, Athanaël. Orchestre Symphonique Région Centre Tours. Jean-Yves Ossonce, direction. Nadine Duffaut, mise en scène.
Actualité de l‘Opéra de Tours. Prochaines productions à suivre à l’Opéra de Tours: Red Waters (24 novembre 2011); Dédé d’Henri Christiné (29, 30, 31 décembre 2011); L’Opéra de Quat’sous de Kurt Weil (26, 27, 29 janvier 2012.), surtout Idomeneo de Mozart sous la direction de Jean-Yves Ossonce (nouvelle production événement: 16, 18, 20 mars 2011). L’Orchestre Symphonique Région Centre Tours et Jean-Yves Ossonce éditent leur déjà 2è disque: Symphonie n°3 de Ropartz (donnée en concert en fin de saison précédente, en mai 2011): nouvelle contribution des musiciens pour la diffusion d’un symphonisme à la française (parution annoncée: fin octobre chez Timpani). Prochaine critique développée dans le mag cd de classiquenews.com
Illustrations: © fr. Berthon Opéra de Tours 2011