En 3 heures de temps, voici du pur bel canto non pas romantique ni bellinien⊠mais baroque ; formidable immersion dans le gĂ©nie lyrique vĂ©nitien, creuset irrĂ©sistible d’une formidable et Ă©pique hybridation des genres. Ce Cavalli dĂ©voilĂ© Ă Aix cet Ă©tĂ©, se voit confirmĂ© Ă Nantes (avant Angers puis Rennes) : accompagnant le dernier Monteverdi Ă Venise, aussi crĂ©atif et moderne que son contemporain Cesti – autre gĂ©nie du XVII Ăšme italien prĂ©cisĂ©ment vĂ©nitien-, Francesco Cavalli dĂ©montre ici une maestria sublime dans l’expression des passions amoureuses, travestissements, lamentations pathĂ©tiques voire plongĂ©e tragique sans omettre nombre de saillies bouffonnes totalement dĂ©lirantes Ă la clĂ©. .. autant de facettes irrĂ©sistibles qui fondent une scĂšne lyrique parmi les plus foisonnantes jamais conçues. L’opĂ©ra vĂ©nitien du XVII Ăšme offre une synthĂšse exceptionnelle de l’invention théùtrale y musicale : tous les registres s’y mĂȘlent. Certes pas de choeur (propre Ă l’opĂ©ra romain) ni de danses (emblĂšme de la cour de France) mais une comprĂ©hension sensible et profonde du coeur humain proche souvent de la parodie, de la satire aussi auxquelles se joint une bonne dose de cynisme saisissant. Cavalli et son librettiste ont façonnĂ© un Ă©chiquier troublant et vertigineux – un « tourner manĂšge shakespearien »- oĂč les situations exacerbĂ©es – entre rĂȘve ou cauchemar- rĂ©vĂšlent les aspirations souterraines, et tous les moyens mis en oeuvre pour les rĂ©aliser.
Le gĂ©nie de Cavalli confirmĂ© Ă Nantes. Aucun des nombreux personnages n’est Ă©pargnĂ©. Sauf CrĂ©on peut ĂȘtre : roi magnanime au III qui rĂ©tablit l’innocence d’Hippolyte et permet Ă ThĂ©sĂ©e de retrouver celle qu’il n’avait au final jamais cessĂ© d’aimer. Au dĂ©part, dĂšs le dĂ©but du Prologue, la truculente « Discorde » montre bien ce qui dirige le monde… Ainsi contre tout attente et avec le soutien de Neptune (fieffĂ© agitateur), ThĂ©sĂ©e enlĂšve HĂ©lĂšne Ă la barbe de son faux pĂšre Tyndare. Ajoutez que la plus belle femme du monde ne pourrait se contenter d’un seul prĂ©tendant…. comptez au moins un autre : MĂ©nĂ©las ⊠que ses sentiments conduisent au travestissement : il prend l’identitĂ© d’une amazone, « Elisa » pour pĂ©nĂ©trer jusqu’Ă la palestre oĂč la divine blonde a coutume de sâentraĂźner Ă la lutte avec ses suivantes expĂ©rimentĂ©es.
1000 nuances du dĂ©sespoirâŠ
Venise aime la confusion des sentiments et des sexes aussi notre Elisa/ MĂ©nĂ©las suscite elle-mĂȘme le dĂ©sir de deux mĂąles imprĂ©vus ici : le roi Tyndare et le compagnon de ThĂ©sĂ©e, PirrithoĂŒs. .. la galerie ne serait pas complĂšte sans les figures obligĂ©es de tout opĂ©ra vĂ©nitien : dĂ©sespoir noir, dĂ©lire buffon. Donc dâabord, lâemblĂšme du dĂ©sespoir dont les vĂ©nitiens ont fait une spĂ©cialitĂ© : le lamento. .. Ainsi sont taillĂ©s les arias si fugaces de Tyndare (pauvre chenu frappĂ© par la beautĂ© dâElisa : trĂšs crĂ©dible Krzysztof Baczyk, jeune basse russe Ă suivre) mais surtout des sublimes victimes de l’amour au comble de lâanĂ©antissement : MĂ©nestĂ©e, le fils de CrĂ©on (claire rĂ©fĂ©rence au Nerone monteverdien : Anna Reinhold fait scintiller son timbre sombre et chaud), soupirant en souffrance face Ă l’inaccessible HĂ©lĂšne qui en taquine et cruelle veille bien Ă lui refuser tout regard comprĂ©hensif; et surtout la remarquable figure d’Hippolyte, compagne lĂ©gitime de lâignoble et volage ThĂ©sĂ©e (on est loin de Rameau car ce ThĂ©sĂ©e lĂ est une crapule de la premiĂšre espĂšce). Tyndare, MĂ©nestĂ©e, Hippolyte⊠Cavalli leur rĂ©serve de sublimes airs de dĂ©senchantement amoureux, vertiges et abysses Ă©motionnels dont l’opĂ©ra vĂ©nitien est bien le seul alors Ă sonder tous les reliefs de la profondeur. Juste et foudroyante Hippolyte : ce que fait la jeune mezzo italienne Gaia Petrone (portrait ci-dessus) du personnage humiliĂ©, trahi, relĂšve⊠du miracle vocal. Son incarnation illumine toute la seconde partie du spectacle (fin du II, totalitĂ© du III : tant pis pour nos voisins partis Ă lâentracte)âŠ
Du dĂ©lire bouffon dĂ©jantĂ© au voluptueux ineffableâŠ
Puis, Ă l’extrĂ©mitĂ© de cette palette dâaffects, se hisse lui aussi trĂšs haut dans lâinvestissement peut-ĂȘtre plus scĂ©nique que vocal, le bouffon dĂ©lirant, incarnation de la folie qui gouverne les hommes, d’Iro du tĂ©nor argentin Emiliano Gonzalez Toro : PlatĂ©e dĂ©lurĂ©e avant lâheure, parfois lubrique, souvent mordante, aiguillon dramatique qui exacerbe toute situation si elle n’a pas donnĂ© ce qu’il en attendait. N’oublions pas non plus cet autre lyre qui depuis Monteverdi fait la valeur du drame vĂ©nitien : le sublime langoureux, cette sensualitĂ© conquĂ©rante qui est l’apanage de la premiĂšre scĂšne dâElena (le soprano voluptueux jamais forcĂ© et colorĂ© de Giulia Semenzato se glisse trĂšs naturellement dans le corps de la sirĂšne envoĂ»tante).
VoluptĂ© cynique. On comprend bien que de la part de Cavalli, le thĂšme dâHĂ©lĂšne nâest quâun prĂ©texte : prĂ©texte Ă aborder toutes les tares humaines quâamour suscite en une cascades dâeffets imprĂ©vus. Faux semblants, quiproquos, langueur feinte (MĂ©nĂ©las/Elisa vis Ă vis de PirithoĂŒs), vraie dĂ©testation jusquâau crime organisĂ© (Menestro contre Teseo)⊠tout cela rĂ©vĂšle lâĂ©loquente maturitĂ© de lâopĂ©ra vĂ©nitien des annĂ©es 1640-1650 (une source Ă laquelle sâabreuve la France de Mazarin et du jeune Louis XIV puisque Cavalli fait crĂ©er Ercole Amante Ă Paris en 1660) : un opĂ©ra pionnier premier qui sait divertir en brossant une satire dĂ©licieusement abjecte de lâĂąme humaine. AprĂšs une telle traversĂ©e Ă©prouvante, du pur bouffon aux cavernes tragiques, il faut bien ce final dâun langoureux souverain oĂč les deux couples recomposĂ©s se retrouvent, comme aprĂšs le songe dâune nuit de cauchemar : Elena/Menelao et Ippolita/Teseo.
Comme dans La Calisto, autre joyau lyrique dĂ» au gĂ©nie cavallien, hier ressuscitĂ© avec une audace devenue lĂ©gendaire par le trio Maria Bayo/RenĂ© jacobs/Herbert Wernicke, voici cette Elena plus voluptueuse et terriblement cynique encore, oĂč coule un vrai sens du théùtre et des situations dramatiques contrastĂ©es dĂ©jantĂ©es. Du pain bĂ©ni pour les chanteurs-acteurs et les metteurs en scĂšne. A Nantes aux cĂŽtĂ©s des interprĂštes dĂ©jĂ citĂ©s, soulignons la versatilitĂ© piquante du soprano toujours incarnĂ© de Marianna Flores (tour Ă tour : Erginda, la suivante dâElena au I qui dĂ©sespĂšre de nâĂȘtre pas ravie comme sa patronne ! ; Junon du Prologue et mĂȘme Pollux au III, prĂȘt Ă venger sa soeur HĂ©lĂšne) ; la vocalitĂ elle aussi trĂšs sĂ»re du contre tĂ©nor Christopher Lowrey Ă la tenue vocale et scĂ©nique irrĂ©prochable, sans omettre le DiomĂšde et CrĂ©onte trĂšs crĂ©dibles Ă©galement de Brendan Tuohy. VoilĂ longtemps que lâon avait pas Ă©coutĂ© une telle distribution. La palme du trouble sĂ©duisant allant au MĂ©nĂ©las du contre-tĂ©nor amĂ©ricano corĂ©en Kangmin Justin Kim qui joue trĂšs habilement de sa silhouette gracile et souple, de sa voix androgyne pour incarner le MĂ©nĂ©las le mieux effĂ©minĂ© quâon ait jamais vu. De telle sorte que le dĂ©sir de PirithoĂŒs sâen trouve ĂŽ combien lĂ©gitime.
Tout cela compose un spectacle captivant de bout en bout, dont on aurait parfois aimĂ© un continuo plus nuancĂ© et subtilement lascif, quoique continĂ»ment expressif (ce nâest pas Leonardo Garcia Alarcon qui dirige ce soir mais Monica Pustilnik) et judicieusement caractĂ©risĂ© (le clavecin-luth toujours liĂ© aux rĂŽles dâElena et de Menelao). La mise en scĂšne en forme dâarĂšne insiste sur la conception dâun théùtre de confrontation et dâopposition dâautant plus lĂ©gitime que le livret dans la premiĂšre partie souligne lâĂ©loge du larcin, de la tromperie, de la fraude, actes familiers du duo ThĂ©sĂ©e/PirithoĂŒs, parfaits bandits-escrocs des coeurs.
On savait que lâopĂ©ra vĂ©nitien du XVIIĂš marquait un premier Ăąge dâor du genre : la preuve en est clairement donnĂ©e ce soir Ă Nantes. Prochaines reprĂ©sentations Ă Angers vendredi 14 (20h) et dimanche 16 novembre 2014 (14h30). Incontournable.
Nantes. Théùtre Graslin, le 8 novembre 2014. Cavalli : Elena. Dramma per musica, en un prologue et trois actes. Livret de NicolĂČ Minato sur un argument de Giovanni Faustini. Créé au Teatro San Cassiano de Venise, le 26 dĂ©cembre 1659.
Monica Pustilnik, direction musicale
Jean-Yves Ruf, mise en scĂšne
avec
Giulia Semenzato, Elena et Venere
Kangmin Justin Kim, Menelao
Fernando GuimarĂŁes, Teseo
Gaia Petrone, Ippolita et Pallade
Carlo Vistoli (Nantes)
& Rodrigo Ferreira (Angers), Peritoo
Emiliano Gonzalez Toro, Iro
Anna Reinhold, Menesteo et La Pace
Krzysztof Baczyk, Tindaro et Nettuno
Mariana Flores, Erginda, Giunone et Castore
Milena Storti, Eurite et La Verita
Brendan Tuohy, Diomede et Creonte
Christopher Lowrey, Euripilo, La Discordia et Polluce
Job Tomé, Antiloco
Cappella Mediterranea
Illustrations : Jeff Rabillon © Angers Nantes Opéra 2014