Après la poésie tendre, amoureuse mais sombre de l’opéra de Lully créé en 1676, le directeur musical de la Simphonie du Marais change de registre : il s’engage pour une fable comique voir délirante en abordant cette année une oeuvre qu’il connaît bien pour l’avoir déjà dirigée en … 1999 (à Pontoise): l’opéra comique en un acte de Philidor, représenté à la Comédie Italienne et à Fontainebleau en 1762: Sancho Pança.
Si Sancho retrouve son âne (dès sa première apparition sur scène puis pour le final), il a quitté son maître Don Quichotte. Le souci d’articulation et de lisibilité de l’intrigue qui mêle cocasserie fermière, comédie domestique, parodie sociale s’impose d’emblée, autant dans la mise en scène, la tenue des chanteurs (homogénéité de la distribution dans son ensemble), le geste du chef que dans la sonorité de l’orchestre.
Perle comique française
Hugo Reyne dirige et supervise la mise en scène: il soigne de toute évidence l’éclat bouffon de cette perle française dont l’intelligence et la réussite tient à la séduction de la partition (mélodies variées, courtes; formes vocales contrastées: solo, duos, trios, et pour la fin quintette vocal en diable pour asséner la morale de l’histoire, qui serait en trois mots: « chacun à sa place »).
Que l’écuyer errant se prête ici au jeu du pouvoir en devenant gouverneur d’une île de fantaisie (Barataria), bientôt assiégée par de terrifiants ennemis (les fameux Enchanteurs qui poursuivaient Don Quichotte), la suite du drame précipite sa chute en échec: il se laisse griser par l’illusion de la puissance (il est le seul à croire à ce jeu de dupe), rêve de marier sa fille richement pour en faire une baronne, se berce de roucoulades amoureuses… A la fois coq en pâte drôlatique et Falstaff à la ferme (il est bien la risée de toute sa maisonnée…), Pança déchante rapidement: les armes ni l’autorité ne sont pas sa vraie nature.
Très vite le roturier renonce, veut rejoindre sa métairie, reprend femme, sait pardonner: rien ne vaut son chez soi et son véritable état. Philidor et son librettiste Poinsinet le jeune signent une action plutôt conservatrice, un rien féodalisante, passablement rétrograde. A contre courant de la Révolution à venir… En brossant le portrait d’un naïf vite dépassé, les auteurs soulignent combien il est inutile de prétendre s’élever socialement: un rustre naïf ne peut faire ici un bon gouverneur.
Pour renforcer la charge parodique et grinçante du propos, Philidor et Poinsinet se délectent à opposer les tempéraments: la Thérèse, épouse de Sancho, ne peut s’exprimer que dans un dialecte coupé au couteau; Sancho lui-même enfile dictons sur proverbes qui finissent par indisposer son entourage…
Connaisseurs de la tradition comique française du grand Siècle, le duo Philidor/Poinsinet revisite aussi les situations de Molière: l’avant-dernière scène fait paraître un médecin aussi docte que frustrant qui voudrait mettre à la diète Sancho lequel fait depuis le début, un patient plutôt porté sur la bonne chaire. Dans le rôle-titre, l’excellent Paul-Alexandre Dubois tire son épingle du jeu et se hisse très haut dans l’incarnation d’un brave sincère, bon vivant, sans calcul; ses mines réjouissent par leur invention jamais appuyée; la diction est impeccable et le verbe admirablement projeté (ne fut-il pas l’élève de Camille Maurane?); son chant n’est pas seulement juste; l’énonciation exprime avec justesse et sincérité tout ce que Sancho découvre malgré lui dans l’exercice du pouvoir. Il faut de la subtilité, de la finesse, une maîtrise des degrés parodiques et comiques pour réussir ce portrait savoureux où l’écuyer légendaire, fait ici retraite, passant de l’épique au… rustique. Ce Sancho décalé a des accents d’une vérité assumée qui fait de l’ouvrage, outre sa séduction musicale, un grand moment de théâtre.
En sachant être sur scène, une figure attrayante du comique profond, le baryton rappelle combien l’oeuvre de Philidor, premier exemple abouti d’opéra comique français, sait répondre sans rougir aux meilleures perles du buffa napolitain alors à l’honneur des théâtres parisiens, lors de la fameuse querelle des Bouffons (1762).
Dans la fosse, après l’avoir donné en version de concert à l’Opéra-Comique à Paris en mars 2010, Hugo Reyne conduit sa troupe avec un sens enivrant des situations: l’économie et l’imagination qui prévalent dans l’écriture de Philidor, y trouvent un geste vif, nerveux qui se délecte à servir ce temps précipité, où les péripéties s’enchaînent sans lenteur ni redites.
On saluera enfin l’à-propos du chef qui choisit de donner dans la cour d’honneur de la Chabotterie, cette perle du bouffon français où la vitalité du français « typique », souvent rocailleux dans ces multiples citations du terroir trouve un écrin choisi dans le Logis vendéen: les deux soirées de clôture qui voient triompher ce Sancho campagnard à l’école amère du pouvoir ne pouvait mieux convenir à la magie du lieu, l’un des plus beaux du bocage de Vendée. Prochain reportage vidéo exclusif de Sancho Pança de Philidor par Hugo Reyne à venir sur classiquenews.com
Saint-Sulpice le Verdon (85). La Chabotterie, les 11 et 12 août 2010. 14è festival Musiques à la Chabotterie. François André Danican Philidor (1726-1795): Sancho Pança gouverneur dans l’île de Barataria. Opéra bouffon, 1762. Livret d’Antoine Alexandre Henri Poinsinet (1735-1769). Sancha Pança : Paul-Alexandre Dubois. Thérèse : Isabelle Druet. Lope Tocho, le Docteur : Vincent Bouchot. Juliette, Une bergère : Camille Poul. Don Crispinos, Torillos, Un fermier : Jeffrey Thompson. La Simphonie du Marais. Hugo Reyne, direction et mise en scène.