Vienne, 1964: Karajan dirige La Femme sans ombre
Comment accueillir ce coffret en 3 cd de l’opéra orientaliste, fantastique et philosophique du duo Strauss/Hofmannsthal, par Karajan en 1964? Heureuse commémoration (Centenaire Karajan 2008) qui nous permet de réécouter ainsi certaines versions légendaires dont assurément cette Femme sans ombre d’anthologie, certes pas exempte de dérapages ni de défaillances mais portée par la vie et l’expressionnisme de la scène: celle de l’Opéra de Vienne alors que le chef autrichien, en 1964, en est le directeur artistique. Voilà un chaînon manquant et aussi, une bande live à posséder d’urgence car elle se situe avant toutes celles que nous connaissons et que nous aimons tout autant pour d’autres raisons: Boehm (DG, live de 1977, puis en 1985, sur la même scène viennoise), Solti (Konzerthaus de Vienne, 1989-1991), Sinopoli (Opéra d’état de Dresde, 1996).
Fin de règne à Vienne
Voici notre présentation de chacune des versions discographiques précédemment citées, à l’occasion de la réédition par Deutsche Grammophon de la lecture qu’en donne Herbert von Karajan, alors âgé de 56 ans, qui le 11 juin 1964, s’y montre comme le dépositaire, comme le dira Boehm de son côté, de la tradition straussienne. Karajan devait rompre son contrat avec l’Opéra de Vienne en mai 1964, ce qui fait de la présente lecture son dernier opéra dirigé dans la fosse du Staats Oper et aussi comme l’aboutissement de sa manière de chef lyrique au début des années 1960. En raison de dissensions graves avec l’administrateur qu’il avait lui-même soutenu lors de son embauche; Karajan, sous la pression de ceux qui souhaitaient réviser ses distributions, décida de présenter sa démission. Or l’Opéra de Vienne connut sous sa direction musicale, ses heures glorieuses: jouant les piliers du répertoire (Mozart) mais aussi des oeuvres nouvelles comme Strauss (contrairement à ce que l’on pourrait croire), Monteverdi (Le Couronnement de Poppée en 1962) et aussi Debussy (Pelléas). S’agissant de La Femme sans ombre (Die frau ohne schatten), le document est historique donc à plus d’un titre. La Femme sans ombre est plus que tout autre ouvrage lyrique, un opéra
impossible: dramaturgie improbable, distribution vertigineuse et
exceptionnellement délicate, orchestre volcanique et chambriste à la
fois… c’est certainement le défi de tout chef et de tout metteur en
scène, tôt ou tard dans la carrière. Un roc inaltérable et souvent
inaccessible, faute de vision, faute de chanteurs, faute d’orchestre… Une partition qui créée pendant la Première Guerre, en contient le sang tragique et le poids de désespérance, mais aussi les chants d’amour inespérés: Impératrice et Empereur, Teinturier (Barak) et sa femme, chaque couple va à sa perte, par incommunicabilité profonde mais chacun, individuellement trouvera finalement sa voie grâce à la rencontre de l’autre. Hymne humaniste plutôt qu’apologie anecdotique de la fidélité conjugale, La Femme sans ombre brosse le portrait d’une humanité, au départ défaite et impuissante; à l’issue de ses épreuves, sauvée, remise, réconciliée.
Présentation comparative
La Femme sans ombre, 1919
Herbert von Karajan, 1964.
Evidemment, le témoignage est historique. Il révèle d’abord tout le travail et même cette révolution esthétique menée par le chef fougueux, moderne qui en 1964 à tout de même 54 ans. La baguette résiste au massif instrumental, et même en saisit la part titanesque et la fragilité humaine. 1964 marque aussi le centenaire de Richard Strauss, et le chef autrichien qui a déjà monté Le chevalier à la rose en 1962, se décide pour La femme sans ombre, projet colossal qui exige autant des solistes que de la fosse contenant jusqu’à 140 musiciens! Le retour à l’Opéra de Vienne de la partition est d’autant plus légitime qu’elle y fut créée en 1919. Mais en 1964, l’heure est autrement plus électrique. Cette année est décisive pour Karajan, comme pour Mahler avant lui: elle est synonyme de rupture puisqu’à la tête de l’Opéra de Vienne, avec quel succès sur le plan artistique, le maestro devait quitter la scène viennoise. Pourtant dans cette capture audio qui souffre de la technologie d’enregistrement de l’époque (prise mono), la vie et même le souffle qu’y trouve et que porte Karajan de bout en bout s’avère admirable. Rysanek, qui donne tout, apporte toute l’humanité au personnage de l’Impératrice: être égoïste puis compassionnel. En Ludwig et Berry, époux à la scène comme à la ville, les personnages de Barak et de sa femme sont prenants et dans les seconds rôles, Wunderlich et Popp rehaussent encore le niveau d’engagement vocal. Seul bémol, l’Empereur fatigué qui manque d’aura surnaturelle propre au personnage: Jess Thomas n’atteint que rarement l’essence lyrique du personnage. Quant à l’orchestre, la fosse se montre d’une tendresse infinie et d’une violence tellurique: l’échelle des registres est un défi pour tout chef. Karajan se montre souverain, à la fois sensuel, carnassier, intime. La fin de l’opéra emporte tous les suffrages: bonifiés, les chanteurs prgressent de toute évidence. Karajan y impose une vision poétique et humaniste qui sied idéalement à l’oeuvre. En ce 11 juin 1964, il se montre un indiscutable straussien. Notice argumentée. Livret seulement en allemand. (3 cd Deutsche Grammophon)
Karl Boehm, 1985
Sur la scène du théâtre où a été créé l’opéra, Böhm qui a cotoyé Strauss, officie dans cette captation enregistrée en direct, avec un sens lyrique et tragique d’une tendresse humaine absolument indiscutable. Enregistré sur le vif, cette lecture de légende s’impose naturellement, en particulier parce que portés par l’orchestre de l’Opéra de Vienne, somptueux et énigmatique, les chanteurs s’embrasent littéralement. James King (l’empereur), Leonie Rysanek (l’Impératrice), Walter Berry (Barak), Birgit Nilsson (la femme du teinturier). Livret complet : texte intégral avec notice argumentée (3 cd Deutsche Grammophon)
Sir Georg Solti, 1989-1991
Deux décennies et quelques mois après Böhm, la machine infernale électrisée par Solti, à la tête d’un orchestre que n’aurait pas renié Strauss lui-même, le philharmonique de Vienne, assène ses accents percussifs, ses déflagrations fantastiques. La baguette du chef d’origine hongroise est affûtée, d’un implacable sens tragique. Si les voix ne sont pas celle que réunissait en 1977, un Böhm mythique, le plateau vocal convoqué par Solti est plus qu’honnête en rendant l’étoffe humaine et tendre d’un sujet complexe : Placido Domingo (l’Empereur), Julia Varady (l’Impératrice), José Van Dam (Barak), Hildegard Berhens (son épouse). Livret complet : texte intégral et notice documentée (3 cd Decca)
Giuseppe Sinopoli, 1996.
Sinopoli venu tardivement dans notre palmarès n’est pas le moins intéressant loin de là. Le chef vénitien s’est longuement expliqué sur sa vision mystique de la musique, sa relation privilégiée avec les musiciens de la Staatskapelle de Dresde, avec la musique et le théâtre de Strauss en particulier. Autre époque, autres chanteurs… la cohérence vient de l’orchestre, un tissu surprenant de couleurs et d’activité qui exprime au plus juste cette force tragique et cette ivresse lyrique qui emportent toute l’évolution des personnages, de leur état primitif incomplet/insatisfaisant, vers leur accomplissement vers plus d’humanité. Tout doit en particulier passé par le personnage central du Teinturier, « Barak », le seul à posséder un nom: axial, le personnage l’est assurément par ce sentiment de compassion qu’il suscite auprès de l’Impératrice… Mais côté chanteurs, Voigt comme Hepener sont loin de démériter. Sinopoli parvient à créer un cadre dramatique convaincant à la fois tendre et puissant grâce à la performance de l’orchestre dresdois. Avec Deborah Voigt (l’Impératrice), Ben Heppner (l’Empereur), Hanna Schwarz (Gouvernante), Franz Grundheber (Barak), Sabine Hass (la femme du Teinturier)… Livret intégral traduit en français. Notice documentée (3 cd Teldec)
Approfondir
Lire notre dossier dédié à La Femme sans ombre (Die Frau ohne Schatten) de Richard Strauss et Hugo von Hofmannsthal