Philippe Manoury, entretien
Le compositeur français Philippe Manoury, né en 1952, vit désormais la plus grande partie de l’année aux Etats-Unis, où il a une chaire d’enseignement à l’Université de San Diego (Californie). Mais il revient régulièrement en France, et y assure la mise en jeu de ses œuvres. Ainsi était-il le 1er mars 2007 à Lyon et à Villeurbanne, pour la création de sa Partita I (alto solo – Christophe Desjardins – , électronique en temps réel). Comme en 2006, où dans le cadre du festival Musiques en Scène avait été créé le plus vaste On Iron, Philippe Manoury est l’hôte du Grame 2007. Quelques questions-réponses avec le compositeur, entre deux répétitions.
En revenant sur votre parcours, apercevez-vous une continuité cohérente, ou plutôt des bifurcations et la surprise des hasards ?
Je pense avoir été fidèle à de grandes orientations de départ qui m’ont été données dans l’adhésion admirative à la pensée de Pierre Boulez, de Berio, de Stockhausen. Ces créateurs ont représenté pour moi une totalité, puis est venu le temps –normal – où la conscience esthétique s’est élargie, assouplie, et d’une certaine manière s’est libérée pour que je devienne… moi-même. Mais tout en restant fidèle à ces grandes figures et à leurs leçons.
Il y avait d’ailleurs eu d’autres influences ?
Oui, dans un domaine plus théorique qu’esthétique, celles de Michel Philippot et de Pierre Barbaud. Mais le rapport avec l’électronique et l’informatique s’est accompli dans le monde de l’IRCAM, avec un grand travail en compagnie du mathématicien Miller Puckette.
Votre départ de l’hexagone en 2004 a pu être interprété dans un certain climat d’amertume et de dramatisation, style Berlioz ?
Oui, mais je n’ai pas du tout quitté mon pays en le maudissant artistiquement. Et on n’a pas alors souligné à quel point je rendais hommage au « climat », aux institutions, aux grandes maisons de création et de diffusion, aux ensembles et aux individualités qui m’ont permis et me permettent d’accomplir mon œuvre. Même s’il n’est pas en France toujours facile de dialoguer, de construire, ou même d’enseigner, je maintiens que je suis parti aux Etats-Unis parce que je trouvais là-bas des conditions pédagogiques ou tout simplement financières infiniment plus favorables qu’en France. « Professeur à vie » de l’Université de San Diego ( sans âge limite pour la retraite !), j’ai donc ma vie outre-Atlantique, mais je reviens faire chaque année plusieurs séjours en France.
Ce qui ne signifie pas que les conditions soient bien meilleures là-bas pour les jeunes compositeurs que vous contribuez à former ?
En effet, les structures de la société culturelle américaine sont différentes de ce qu’on peut imaginer. La majeure partie des étudiants qui ont acquis leurs compétences et leurs diplômes en Université vont pouvoir à leur tour travailler comme enseignants dans des structures très valables. Mais s’ils veulent accomplir leur métier de compositeur, se faire jouer, il leur faudra se retourner vers …la vieille Europe ! C’est le paradoxe de ce système très efficace avec ses réseaux, mais qui demeure très « en vase clos », d’un point de vue territorial et idéologique.
Donc on peut vivre confortablement, mais en autarcie par rapport à la création ?
Oui, et mis à part trois grandes conurbations – New-York, Los Angeles, Chicago – le cloisonnement dans ces lieux privilégiés et riches des universités est la règle. D’autant que sur les campus où les contraintes de programmes pour l’enseignement sont très discrètes, il n’y a pas du tout le bouillonnement des générations de la guerre du Vietnam ; d’ailleurs, si ça bougeait, ce serait maintenant partagé entre les « progressistes » et les fondamentalistes chrétiens, très actifs. Ce que par contre la guerre en Irak a amené, c’est une restriction considérable des budgets culturels, notamment pour les grands orchestres qui en sont réduits pour survivre et fidéliser leur public à faire du rentable médiatique, pour ne pas dire de la soupe et du n’importe quoi. Cela fait envier la vieille Europe, où la puissance publique, les institutions d’orchestres et d’opéras, permettent aux créateurs de ne pas vivre dans le vide et la théorie de composition. Sur place, on essaie bien de faire bouger les choses, mais c’est très aléatoire et d’un impact modeste.
Vivre aux Etats-Unis ne vous inspire pas dans votre création ?
Je n’en tire rien de particulier, pas plus que des grands problèmes qui se posent après le 11 septembre, la guerre d’Irak, la « bushisation » du pouvoir, des esprits, des conduites.
Même vos opéras ne faisaient de toute façon pas grande place au « réel social et politique » ?
Cela dépend de ce qu’on appelle réel, et à quel degré… de réalisme. Je ne veux évidemment pas faire de l’opéra sur des thèmes bien cadrés, genre John Adams ! L’opéra, toutes époques confondues, prend par nature trop de distance avec le réel immédiat, il est porteur de trop de codes, de symboliques, de « représentation » spécifique, de réflexion. Mais il peut aussi évoquer tout cela en termes plus généraux et universels qui irriguent sa substance et son imaginaire, et cela dès le début de son histoire, avec le Couronnement de Poppée et le Combat de Tancrède chez Monteverdi. Il doit, il peut y avoir en lui une résonance générale, qui synthétise le rapport à l’Histoire, fût-elle en train de s’accomplir. Dans ce que j’ai composé, cela donne bien sûr K, avec le thème de la culpabilité, et même 60e Parallèle et la Frontière prennent appui sur des situations réelles ou des questions de toujours, l’attente, les femmes devant la guerre…Mais dans les trois cas, on ne doit pas oublier l’arrière-fond littéraire – ce n’est pas un décor ou une manière de s’abriter derrière les auteurs ! – : pour Kafka évidemment, mais aussi Tchekhov (Sur la grand route, pour 60e Parallèle) ou Faulkner (Lumière d’août, pour la Frontière).
Propos recueillis par Dominique Dubreuil, le 1er mars 2007