dimanche 27 avril 2025

Paris. Théâtre du Châtelet, le 20 janvier 2010. Vincenzo Bellini: Norma. Lina Tetriani (Norma), Paulina Pfeiffer (Adalgisa) Ensemble Matheus. Jean-Christophe Spinosi, direction. Peter Mussbach, mise en scène

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Norma de rêve

La production est tout simplement époustouflante et satisfait amplement notre attente. L’engagement des jeunes interprètes dont au premier chef la prise de rôle de la soprano américano géorgienne Lina Tetriani, (dans le rôle-titre) offre à cette Norma, son lustre originel, à la fois héroïque et tragique, intimiste et grandiose, tout à la fois dramatique, si humain et donc bouleversant.

L’entreprise défendue par l’équipe du Châtelet, même si elle choisit de distribuer le rôle-titre à une soprano (sur les pas de Maria Callas), -quand la création était réalisée par la mezzo légendaire Giuditta Pasta-, réussit à dévoiler de l’opéra de Bellini, une nouvelle approche, musicalement ciselée, vocalement forte et subtile, scéniquement cohérente et violente.

Peter Mussbach développe une vision pathologique du drame en mêlant le collectif et l’individuel: Norma sacrifie tout à son désir. Elle renie son peuple (les Gaulois) par amour pour un seul homme, le proconsul romain Pollione, lequel l’a déjà oubliée pour une autre, plus jeune et plus excitante (Adalgisa). La tribu des vaincus s’agite en vain dans un espace clos au diapason de cette femme moralement atteinte (et condamnée parce qu’abandonnée et trahie): même quand elle crie sang et vengeance en décrétant l’heure de la guerre contre les Romains, on sent parfaitement que son destin est scellé et qu’elle-même ne croit plus à ce sursaut d’énergie. Le jeu des acteurs (y compris le choeur, donc réduit à une humanité de déracinés et d’inadaptés) est parfaitement réglé: tous sont quasiment toujours sur scène, soulignant davantage la pression psychologique d’un destin collectif, d’opprimés et de vaincus.
Au centre de l’action se situe l’anéantissement psychique de cette femme humiliée, amoureuse perdue et détruite qui cependant préfère se sacrifier et avouer son parjure (la prêtresse qui invoquait la lune a bel et bien trahi son peuple en entretenant une liaison avec un romain dont elle a eu deux enfants!)…

En mettant en lumière le lien des destins d’un peuple et de sa prêtresse, Peter Mussbach souligne toute la tension humaine du drame et sa déchirure tragique, à la manière du théâtre classique français. La simplicité et l’économie dramatique de Bellini et de son librettiste Romani n’en ont que plus d’évidence.
Dans cette vision profondément tendre -non dénuée de violence et de sauvagerie comme de haine-, Norma gagne une nouvelle épaisseur, en nuance et en vérité: son côté Médée acharnée (elle songe à tuer ses enfants pour se venger indirectement de Pollione) est ici tempéré par une vulnérabilité lumineuse et touchante à laquelle le jeu tout en naturel et en sensibilité de la jeune Lina Tetriani apporte un crédit indiscutable.
Contre le fatum (une immense boule que le choeur et les protagonistes poussent avec effort le long de la scène), Norma invoque la lune, en une prière incantatoire et pacifiée: en se remémorant avec douleur le bonheur passé, la jeune femme fait face au public sous un éclairage blanc, alors que l’énorme sphère semble projeter telle une ombre improbable, une lune vivante et vacillante sur le mur opposé.
Nouveauté également, l’importance légitime du rôle d’Adalgisa (superbe Paulina Pfeiffer) dont le soprano de miel rétablit dans le drame bellinien sa complicité avec Norma: voilà bien deux amoureuses, victimes d’un même homme qui chantent en un duo extatique, l’impossibilité pour l’une comme pour l’autre, de vivre leur désir. Adalgisa, nouvelle aimée de Pollione, n’est pas une rivale de Norma, mais sa confidente et un coeur bouleversant par sa compassion révélée.

La version du Châtelet retient parmi d’autres sections ordinairement coupées, les strophes d’Adalgisa dans le trio du final du I: il s’agit bien de restituer toute l’épaisseur tendre et là encore si humaine du second rôle féminin. Que d’ailleurs, Mussbach traite en un huit clos à 3 voix, grandiose, chaque personnage étant comme saisi en un surplace hypnotique, chacun surélevé sur son piédestal, mimant les gestes saccadés d’un pantin désarticulé.

La production expose de nombreux tableaux spectaculaires et mémorables: tous explicitent avec clarté, l’interaction des protagonistes avec le groupe. Le geste plein de haine de Norma proclamant le moment de la lutte contre l’oppresseur romain n’en a que plus de violence primitive mis en rapport avec son sacrifice final: on comprend que Pollione, qui la suit dans la mort, soit saisi par la grandeur morale de celle qu’il a si abusivement trahie.

Dans la fosse, l’Ensemble Matheus convainc de bout en bout: sous l’impulsion musclée et de plus en plus fine de son chef et fondateur, Jean-Christophe Spinosi, la partition s’est enrichie de couleurs et d’alliances de timbres captivantes. L’orchestre sur instruments d’époque, – autour de 1830 (au moment de la création de l’oeuvre en 1831) nuance, colore, s’embrase littéralement en respectant point par point chaque palier de l’opéra, conçu telle une formidable architecture dramatique. Voyez le gain des contrastes fourni entre autres apports, par la restitution de la banda (fanfare) qui nuance en une sarcasme aigre la couleur militaire de l’ouvrage… et incarne la menace permanente du conquérant romain. Le nombre des contrebasses, égal à celui des violoncelles, offre évidemment son opulente assise, produisant ce souffle dramatique revivifié qui fait percer chez Bellini, l’éclat et la fougue de Verdi.

On est frappé par le nerf et l’élégance
des instrumentistes; on reçoit de plein fouet le portrait sensible, radical et si tendre cependant de Norma: nouvellement illustré là aussi par la réintégration du solo de violoncelle de l’air Tenere figli, au début du II: un sommet d’élégie suave, douloureuse et tellement digne (qui marqua tant Chopin). A ses côtés, outre l’Adalgisa très sincère de Paulina Pfeiffer, le Pollione de l’autrichien Nikolai Schukkof ravit l’oreille par son chant musical aux aigus placés en voix de poitrine, projetés avec une vaillance virile, directe et franche.
La beauté des tableaux, l’intelligence du placement des acteurs et des choristes -constamment présents du début à la fin (leur place ainsi permanente est une gageure de haute voltige), l’activité articulée de l’orchestre qui recherche constamment la fusion avec le plateau … sont jubilatoires. Production événement à ne manquer sous aucun prétexte. Courrez (re)découvrir Norma au Châtelet… s’il reste encore des places.

Paris. Théâtre du Châtelet, le 20 janvier 2010. Vincenzo Bellini: Norma, version 1831. Opéra seria en 2 actes. Livret de Felice Romani d’après la tragédie d’Alexandre Soumet. Lina Tetriani (Norma), Paulina Pfeiffer (Adalgisa), Nikolai Schukoff (Pollione), Nicolas testé (Orovesco), Blandine Staskiewicz (Clotilde)… Ensemble Matheus. Jean-Christophe Spinosi, direction. Peter Mussbach, mise en scène. A l’affiche du Châtelet, les 22, 24 et 28 janvier 2010.


reportage vidéo
Sur la scène parisienne, l’allemand Peter Mussbach
assure une mise en scène forte et violente qui cependant laisse toute
sa place à la profondeur humaine, tendre et hautement morale du
rôle-titre.
Les rapports de force entre les protagonistes (relation tripartite
entre la grande prêtresse gauloise Norma, le proconsul romain Pollione,
et la jeune novice Adalgisa…) mais aussi la réalité crue d’un peuple
soumis et aliéné par la force, sont particulièrement mis en relief.

Illustration: la jeune soprano Lina Tetriani dans le rôle de Norma © M-N. Robert Châtelet 2009

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