Pour son escale à Paris (au Théâtre du Gymnase), le très récent Ballet D’Jèrri / Ballet national de Jersey, fondé en 2022, ose un programme particulièrement difficile mais très emblématique de l’esprit de la troupe qui sous l’impulsion artistique de sa fondatrice Carolyn Rose Ramsay, cultive les défis et l’expérimentation.
C’est évidemment l’enjeu de la première pièce « Whiteout » pour 8 danseurs de l’inclassable et virtuose Marco Goecke : la très haute technicité requise qui oblige chaque soliste à réviser les codes et les règles classiques et naturelles du corps en mouvement, produit une exultation gestuelle permanente qui s’appuie surtout sur un travail spécifique des jambes et des bras, sur l’expressivité de tous les membres, – saccadés, répétés, précipités-, le tout de façon désynchronisé entre le haut et le bas ; du fait des innombrables défis d’un langage gestique qui entrave continuellement le corps, en particulier en écartant toute extension libre, fluide, l’écriture de Goecke dans cette pièce créée en 2008 pour les Ballets de Monte Carlo (dont a fait partie la directrice artistique et fondatrice du Ballet d’Jèrri, Carolyn Rose Ramsay – lire notre ENTRETIEN spécifique ici) offre un standard très élevé qui par la maîtrise indéniable des danseurs ce soir, les intègre à un très haut niveau technique ; de fait, dans la cour des grands.
Whiteout confirme ce que nous avions découvert avec Dogs sleep presenté à l’Opéra de Paris en 2019.
La gestuelle saccadée, à la fois animale et mécanique de Goecke produit tout un univers nocturne et fantomatique, surnaturel et cauchemardesque qui certes semble rejeter toute sensualité et abandon apaisé du corps, mais en réalité appelle à ce qui lui est justement refusé : un hédonisme dans des figures et des poses accomplies, souples et esthétiques. À torts critiqué pour un art soit disant rêche et désensualisé, la danse quasi chamanique de Goecke outre sa gageure technique pour chaque interprète, est l’une des plus fascinantes qui soit.
Après ce tour de force physique et technique, la soirée marque une pause régénératrice pour que les danseurs appelés à danser la suite se préparent. « Deliberate mistake » est une commande du Ballet D’jèrri à son chorégraphe en résidence Asier Edeso Eguia ; il profite aussi de la musique croissante et hypnotique d’Ilia Osokin.
Le sujet bien identifié, s’inscrit dans l’histoire et les cultures mêmes de Jersey, patrie de la Compagnie ; il fait référence à la pratique courante au XVIIIe siècle, consistant à introduire volontairement une irrégularité dans un motif tricoté, permettant ainsi d’identifier les corps déformés des pêcheurs noyés, rejetés par la mer. Le ballet joue astucieusement sur les symboliques mêlées : fils du destin, fils épais de laine rouge qui par un truchement très habile construit en temps réel et par la chorégraphie des gestes collectifs, un tissage propre, ensuite intégré dans le ballet lui-même. Le chorégraphe réalise une écriture narrative très séduisante et explicite, soulignant dans de nombreuses séquences lyriques, ce en quoi le sujet est métaphorique de la destinée humaine ; et dans le souffle d’un ballet qui s’avère de plus en plus onirique, en quoi le collectif et les interactions entre danseurs explicitent aussi notre rapport à la mort, à la perte, au deuil ; et à travers les fils ainsi tissés, reliés, ce qui nous unit à l’autre. Ce soir l’agent du destin qui est aussi la fileuse toute de rouge vêtue, a fière allure, d’une élégance prenante, cependant que les autres danseurs accomplissent comme un rituel à la fois funéraire et cathartique : la veuve du marin, éplorée, virevoltante ; le groupe proprement dit qui compose la communauté atteinte, à la fois fière, digne, endeuillée.
Les deux volets composent ainsi un diptyque très complet, révélant le fort tempérament d’une troupe marquée par sa cohésion et sa technicité que l’on aimera suivre désormais.
VIDÉO : Deliberate Mistake – Ballet D’Jèrri
entretien
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