Pour ouvrir leur nouvelle saison, Les Grandes Voix ont invité deux illustres représentants de l’art lyrique transalpin, la soprano Patrizia Ciofi et le baryton Leo Nucci, 70 printemps au compteur, et toujours en pleine forme vocale.
Un public chaleureux et enthousiaste était réuni pour faire fête à ses deux grands artistes, réunis l’an dernier à Orange pour un Rigoletto mémorable.
Dès l’ouverture de Luisa Miller de Verdi, l’orchestre inquiète, décousu, manquant d’homogénéité, semblant n’avoir pas eu le temps nécessaire pour répéter et intégrer pleinement cette musique en apparence facile, mais ne supportant aucune approximation et aucune lourdeur.
Entre Patrizia Ciofi pour la première scène de Lucia di Lammermoor de Donizetti, l’un de ses rôles fétiches. Si la voix semble parfois légère, la richesse d’harmoniques dans l’aigu impressionne, bourdonnant aux oreilles sans effort. Le vocabulaire belcantiste est parfaitement assumé, jusqu’au suraigu cadentiel, et le personnage de la pauvre Lucia, déjà perdue et angoissée, apparaît avec force.
Ensuite, c’est Verdi qui reprend ses droits, avec Rigoletto. Leo Nucci force le respect par la santé de sa voix et la facilité avec laquelle il semble se promener dans cette tessiture difficile, mais le jeu reste très stéréotypé et le timbre a beaucoup perdu de son moelleux, ne gardant qu’une trame métallique et incisive, certes d’une efficacité redoutable dans la directivité du son, mais ne permettant plus aucune douceur ni nuance réelle. Néanmoins, pour le personnage torturé de Rigoletto, cette esthétique sonore peut encore se justifier.
Avec « Caro Nome », Patrizia Ciofi déroule une superbe ligne de chant, avec un legato de grande école, contrastant par sa douceur et une texture vocale comme vaporeuse avec la directivité laser de son partenaire. Néanmoins, on est déconcerté par la tension constante qu’elle imprime à son corps, s’aidant de tous les gestes possibles pour atteindre les sons et trouver la place de sa voix, dans un effort physique peu agréable à regarder… alors qu’à l’oreille, son chant sonne détendu et libre.
Leo Nucci revient pour un « Cortigiani » très efficace, même si parfois davantage parlé que chanté. Et la ligne de la fin de l’air semble à présent lui poser problème, demandant davantage qu’une projection vocale insolente.
Il est rejoint par la soprano pour la suite de la scène, qui clôt le deuxième acte de l’œuvre. Leurs deux voix s’opposent assez naturellement pour s’harmoniser efficacement, et les figures du père et de la fille se laissent entrevoir sans effort.
On peut regretter une « Vendetta » prise à un tempo d’enfer, manquant de phrasé, dans lequel Ciofi ne peut déployer sa voix, ce tempo furieux semblant avantager Nucci et sa redoutable incisivité. L’orchestre ne trouve toujours pas ses marques, occasionnant des décalages fréquents avec les chanteurs, et Marco Zambelli ne semble pas réussir à conduire les musiciens là il aimerait.
Le public exulte, demande bruyamment un bis, qui ne lui sera accordé qu’à la fin du concert.
En seconde partie, place à La Traviata. La première scène de Violetta est affrontée avec aplomb par Patrizia Ciofi, malgré une écriture qui la pousse dans ses retranchements. « A fors’è lui » est très joliment phrasé, avec de beaux piani et un personnage qui, une nouvelle fois, prend vie sous nos yeux. « Sempre libera » la sent moins à l’aise, le grave lui échappant parfois et l’aigu manquant de largeur et d’aisance.
Avec l’air de Germont, Leo Nucci fait admirer sa maîtrise du souffle, semblant littéralement ne jamais respirer. Mais le métal de son timbre actuel ne lui permet plus de rendre justice à la tendresse chaleureuse qu’évoque cette musique, et l’interprétation ignore souvent la nuance piano, étouffant sa voix pour réduire le volume.
Mais c’est dans la grande scène du deuxième acte que l’émotion juste affleure, transfigurant jusqu’à l’orchestre qui joue enfin à l’unisson des chanteurs.
Le rôle de Violetta est toujours un peu large pour Patrizia Ciofi, mais elle transcende ses limites avec beaucoup d’art, notamment dans un « Dite alla giovine » suspendu, tout en sfumature vaporeuses. Elle réussit à entraîner avec elle Leo Nucci qui tente sincèrement de nuancer son chant et d’humaniser son Germont. Un beau moment de théâtre musical enfin retrouvé.
Le public manifeste bruyamment sa joie et redemande avec insistance le bis attendu à la fin de la première partie. La « Vendetta » est reprise, malheureusement avec les mêmes défauts que précédemment, ne laissant pas respirer la musique. Le tempo est impressionnant de furie, certes, le la bémol de Nucci d’une facilité déconcertante, mais est-ce bien Verdi ?
Le public demande un nouveau bis du morceau, qui lui est accordé : « En souvenir d’Orange » précise le chef. Le tempo s’élargit un peu et on retrouve un semblent de phrasé verdien. Nucci semble toujours aussi frais et dispo, ce qui reste une performance en soi, mais Ciofi accuse la fatigue, notamment dans le suraigu. Pas d’autre bis, mais ce doublé sportif comble la salle qui ovationne et remercie les chanteurs.
Une soirée étonnante, dont on sort déconcerté, sans trop savoir quoi penser.
Paris. Théâtre des Champs-Elysées, 19 septembre 2012. Giuseppe Verdi : Luisa Miller, Ouverture. Gaetano Donizetti : Lucia di Lammermoor, « Ancor non giunse… Regnava nel silenzio ». Giuseppe Verdi : Rigoletto, « Pari siamo », « Figlia, mio padre » ; « Caro nome » ; « Cortigiani » ; « Tutte le feste… Si vendetta ».
Giuseppe Verdi : La Traviata, « E strano… Sempre libera » ; « Di provenza il mar » ; « Madamigella Valery… Pura siccome un angelo… Dite alla giovine ».
Patrizia Ciofi, soprano, Leo Nucci, baryton. Orchestre de chambre de Paris. Marco Zambelli, direction