La venue du NDR sinfonieorchester Hambourg est un événement: la phalange depuis sa fondation en 1945 et sous l’impulsion énergique autant que charismatique de Hans Schmidt-Isserstedt a tenu très haut dans l’histoire de l’interprétation, en particulier, naturellement dans le répertoire germanique la tradition musicale de la ville-état hanséatique. Après son premier chef, l’orchestre qui réalisait sa première tournée en 1949, a bénéficié ensuite et pendant 20 ans de l’autorité miraculeuse de Günter Wand, nommé chef principal en 1982: jusqu’à sa mort en 2002, Wand a poursuivit la tradition de l’excellence, précisément dans l’interprétation de Bruckner. Aujourd’hui ses lectures font toujours autorité, y compris comme alternative méritante aux côtés de celles récentes de Philippe Herreweghe. Après Christoph Eschenbach, chef principal de 1998 à 2005, Christoph von Dohnanyi a pris la direction de l’Orchestre. C’est naturellement en serviteur de Richard Strauss que les parisiens retrouvent le maestro, dans deux oeuvres o combien différentes.
Till l’Espiègle offre toutes les ressources sonores et instrumentales d’un poème symphonique flamboyant au service d’une figure légendaire, celle d’un agitateur, séditieux, pourfendeur de l’ordre social: tout l’orchestre s’engage pour exprimer l’ivresse séductrice et lyrique de ses aspirations (solos éblouissants de justesse facétieuse de la clarinette, du hautbois, du premier violon…) puis la machine infernale destiné à broyer sa démesure et ses rêves: pas d’issue pour ce héros de l’histoire qui au XIVème vécut entre Saxe et Lübeck (1300-1350). A 31 ans (1895), Strauss délivre l’un de ses poèmes symphoniques les plus exaltants, qui a la manière d’un rondeau, retrace les péripéties picaresques de Till, à la fois fripon et méchant gnome (pour reprendre les termes validés par le compositeur ): Dohnanyi en architecte du drame emporte les musiciens en une course inéluctable, tout en nuançant en vrai straussien, la verve instrumentale portée par l’auteur (musicalité des cors initiaux). La baguette du chef qui est aussi un grand maestro lyrique, sait fouiller l’opulence des couleurs, les alliages de timbres avec une fougue et une frénésie désarmantes, et ce toujours dans une direction dramatique nettement marquée. Le sens narratif est, vif, nerveux, constellé d’éclairs et de pauses fugaces. Après la mort du héros populaire, l’orchestre réalise le triomphe de Till: déroulant désormais son thème en forme d’éclat de rire (avec ce coup de triangle, idéalement espiègle): s’il a quitté ce monde, sa figure est devenue immortelle.
Manifeste humaniste
Autre éblouissement mais celui-ci crépusculaire et humaniste: en réduction, (23 cordes), Christoph Dohnanyi et l’orchestre en petit effectif jouent le testament du compositeur, Métamorphoses. Sans baguette, le chef commande d’abord aux instruments les plus graves (violoncelles et contrebasses) faisant surgir un climat d’accablement comme de pleine conscience, depuis l’outre-tombe. Composé en 1945, créé en 1946, l’oeuvre hallucinatoire et suspendue vacille entre anéantissement et mise en garde: Strauss y dépeint les champs de ruines de l’Allemagne et de l’Autriche (Vienne et Munich, ses deux villes chères, sont bombardées, terrassées par les effets du régime nazi et les tirs des alliés destinés à achever la clique hitlérienne). Le chant des cordes exprime la dévastation de la civilisation par la guerre et la barbarie la plus abjecte: en une série de vagues profondes et mordantes, le motif principal passe des violoncelles aux altos puis aux violons, dessinant plusieurs cercles obsessionnels. Tension et transparence, ciselées par Dohnanyi se révèlent bouleversantes, créant un espace musical hors du temps, tout au long de ses 30 minutes, entre réflexion, méditation, effroi, conscience, témoignage… Le chef du NDR ajoute ce sentiment non pas d’indéfectible accablement mais de profonde humanité, de compassion et aussi de nostalgie: le nécessité d’en finir et de tourner la page sont inéluctables mais, inscrite dans la partition, la difficulté de quitter ce monde pourtant en poussière, reste tenace et creuse la vallée des larmes de la très dense polyphonie. Mélancolie et examen de conscience (d’autant plus criant pour Strauss qui croyant un temps aux idées hitlériennes a souscrit comme directeur de la chambre musicale aux thèses culturelles d’Hitler…). Au sentiment de perte et de deuil (pour l’art et la culture), s’ajoutent aussi ceux de la honte et de l’amertume… Dohnanyi recueille tous ces sentiments mêlés comme les strates sur lesquelles il est nécessaire de poser les jalons d’un nouvel ordre à bâtir. « Métamorphoses »: le titre l’indique clairement. Tout passe mais à quel prix, au nom de quel sacrifice. Le témoignage de Strauss montre qu’il éprouve alors le gouffre d’une perte inestimable…
Schumann complexe
Après l’entracte, répertoire familier, Orchestre et chef interprètent la Symphonie n°2 de Robert Schumann, partition tournée vers la lumière… après un début hésitant qui peine à accoucher de sa résolution: dès la couleur flottante des cuivres (trompettes), Dohnanyi accompagne un lent cheminement vers l’éclosion finale, installant enfin la chevauchée: la motricité qu’il impose aux pupitres, leurs tempérament beethovénien, cette alliance entre dramatisme et luminisme, qui fonde la complexité du chant schumanien, emportent l’adhésion. La pâte de l’orchestre est indiscutablement appropriée au compositeur romantique: large, opulente, fougueuse, à la fois épaisse et claire, détaillée sans dilution, toujours conduite par une vision qui donne l’urgence du geste global.
Après un Scherzo très en place, détail et fougue rythmique des bois en prime, les interprètes se dépassent totalement dans l’Adagio espressivo dont la profondeur transparente, dessine un voile à la fois méditatif et tendre,- en rien mélancolique ou frappé par un mal être comme on a pu le lire-. La rondeur et le brillant des cordes apportent cette nuance si rare dans l’opulence et la pleine conscience. Ce mouvement jubilatoire s’inscrit dans la sérénité, la profonde quiétude. Chef et instrumentistes paraissent alors fusionnés. Ils apportent à l’oeuvre composée en 1845, un éclairage résolument humain, observant toutes les facettes d’une âme déchirée mais tendue vers l’idéal: Schumann vit une très grave crise mentale pendant l’écriture de la partition. Sans pencher d’un côté ou d’un autre, Dohnanyi souligne la richesse ambivalente continue de la matière musicale: désir d’anéantissement certes; mais aussi énergie solaire irrépressible qui soutient le compositeur dans son acte créateur. Ces deux directions fondent la valeur des Symphonies de Schumann, et Dohnanyi leur offre une densité très aboutie. Outre cet élan irrésistible qui emporte jusqu’au triomphe final, le dernier mouvement (Allegro molto vivace), malgré les ruptures et les citations nostalgiques d’ordre affectif (citation beethovénienne, du cycle de lieder « An die ferne Geliebte », à la bien aimée…), l’orchestre s’impose par sa fougue et son nerf, la précision millimétrée des violons et des altos, d’une tenue impeccable. Bâtisseur et poète, Dohananyi que nous avons pu écouter dans Arabella au Châtelet, se révèle captivant: l’ancien chef de Lübeck, de Francfort (nommé directeur de l’Opéra en 1972), qui dirigea aussi le Symphonique de Cleveland dès 1981, dévoile une superbe entente avec les musiciens qu’il dirige depuis quatre ans à présent. Très grande soirée.
Paris. Salle Pleyel, samedi 22 novembre 2008. Richard Strauss (1864-1949): Till l’Espiègle (1895), Métamorphoses (1946). Robert Schumann (1810-1856): Symphonie n°2 (1846). NDR Sinfonieorchester Hambourg. Christoph von Dohnanyi, direction.
Illustrations: Christoph von Dohnanyi, Richard Strauss à sa table de travail, Robert Schumann (DR)