Michel Plasson par un patient travail l’a porté jusqu’à l’excellence dans la musique française et pour l’opéra ce que confirme, outre les concerts si nombreux, la discographie reprise par EMI dans deux imposants coffrets, chroniqués sur notre site.
Se contentant de jouer de son charisme et des qualités de l’orchestre, plus d’un chef aurait coulé des jours tranquilles dans la ville rose, mais Tugan Sokhiev est un passionné visionnaire. Il insuffle à son orchestre l‘amour de la musique russe et a su obtenir le déploiement du nombre de musiciens dans l’orchestre et le renouvellement de très nombreux artistes. L’Orchestre du Capitole est donc plein de la fougue de la jeunesse, matinée de l’expérience de musiciens chevronnés et dans une magnifique et rare parité. Cela engage l’œil autant que l’oreille à être à la fête lors des concerts. En ajoutant l’aisance de geste et l’élégance princière de la direction de Tugan Sokhiev, le succès actuellement mondialement reconnu se comprend aisément. L’invitation de solistes prestigieux permet ainsi la marche vers l’excellence des concerts d’abonnements. Cette grandeur d’un chef et d’un orchestre qui ont une vision d’avenir commune, mérite d’être suivie lors des régulières venues à Paris, salle Pleyel tout particulièrement, avec plusieurs concerts par an, qui sont parmi les premiers remplis au moment des réservations.
Ce cadre permet de dessiner le concert magnifique qui a véritablement enchanté de belle manière le public toulousain de la Halle aux grains le 5 avril, comme celui de la Salle Pleyel le 6 avril. (Il sera radiodiffusé sur France Musique le 24 avril 2013 à 20h )
En ouverture, une pièce inconnue de Rimski-Korsakov, tirée de l’opéra « La légende de la ville invisible de Kitège », ouvre un monde de féérie. La procession nuptiale et la bataille à Kerjenets enchainées ont été un moment de grande théâtralité musicale. La richesse et la subtilité de l’orchestration ont exigé beaucoup des instrumentistes mais ces derniers ont d’emblée été très impressionnants de concentration et de délicatesse. La direction féline de Tugan Sokhiev associant souplesse et précision a mobilisé la grande force expressive de la partition. La grâce de la procession nuptiale, la force des cavaliers tartares s’engageant dans la bataille comme sur un écran de cinématoscope et la désolation du champ de morts qui termine abruptement l’interlude, ont mobilisés bien des émotions du public, ravi autant que surpris.
Les variations rhapsodiques sur un thème du 24 ième Prélude de Paganini, écrites par Rachmaninov en 1934, sont très rarement jouées car elles sont bien plus exigeantes, s’il se peut, que les concertos pour piano, du virtuose aux grandes mains. En effet le piano doit être très délicat ; l’orchestre, d’une précision diabolique. Le charme de cette partition réside dans la variété de traitement du thème, parfois inversé ou en miroir, déstructuré ou segmenté, autant que dans la subtilité de l’orchestration et les audaces rythmiques.
Les interprètes se connaissaient bien et s’apprécient. Nicholas Angelich et Tugan Sokhiev avaient déjà offert le très rare concerto l’Egyptien de Saint Saëns en 2010. Leur osmose dans ces variations a été sidérante. Le toucher d’Angelich est si délicat et son jeu est si rapide qu’il évoque un vol d’elfes. Sa rigueur rythmique, fortement mise à l’épreuve, est si totale que le pianiste peut user du rubato très subtilement, en parfaite harmonie avec le chef. Les couleurs et les nuances du pianiste américano-français sont innombrables. L’humour diffuse autant que l’émotion romantique la plus pure au fur et à mesure du déploiement des 24 variations.
Le succès considérable obtenu tant par le pianiste que les musiciens et leur chef, partagé dans des sourires, illustre bien ce plaisir musical commun. Nous n’évoquerons pas les bis, un à Paris, deux à Toulouse, qui n’ont rien apporté à la gloire du pianiste.
En deuxième partie du concert la Symphonie n°4 de Brahms a été une réussite étincelante. La direction de Tugan Sokhiev permet une interprétation de haute tenue. Toujours maîtrisant sa battue, il cultive un souffle épique qui éclaire l’extraordinaire construction de cette symphonie majestueuse. Ainsi le poids exact de la musique a été offert, y compris dans le deuxième mouvement, très marqué, mais sans aucune lourdeur excessive. La densité du propos était celle d’un minéral précieux. La clarté des gestes de direction, toujours légèrement en avance sur la musique, permettant de comprendre chaque détail, phrase, ou mouvement, comme l’architecture complète de la symphonie. Les contre-chants et thèmes secondaires sont toujours parfaitement équilibrés, même les ralentis du troisième mouvement et ses silences, semblaient parfaitement dosés et totalement habités. De très belles nuances ont été obtenues des musiciens, complètement engagés dans cette partition exigeante. De très beaux moments solistes distinguent les cors, et pas seulement le premier cor, car l’entrée des troisième et quatrième cor au début de l’andante, a été magique. La flûte solo de Sandrine Tilly, avec sa phrase mourante dans le final en ses sonorités chaudes, a provoqué un grand moment d’émotion. Moins repérables, les solos de clarinette, David Minetti, et de hautbois, Olivier Stankiewicz ont été tout aussi admirables. Les cordes ont été vaillantes et très présentes, admirable évolution de l’orchestre qui aujourd’hui, a la couleur et la puissance des violons pour ce grand répertoire romantique en conservant une clarté et une fraîcheur toute française. Le pupitre des violoncelles, plusieurs fois lors du concert, a été sidérant de plénitude sonore.
Mais ce qui domine l’interprétation de ce chef d’oeuvre symphonique est la tenue rythmique et la propreté du son, qui jamais ne se relâche ou n’en fait trop. Au final, et le dernier mouvement en forme de chaconne l’illustre parfaitement, il se dégage une impression de puissance et d’élégance, subtilement assemblées avec beaucoup de poésie par un Tugan Sokhiev royal, totalement convaincant.
Un mot sur l’importance de l’acoustique. Pleyel a permis le parfait équilibrage piano/orchestre que la Halle aux Grains avait rendu trop aléatoire ; surtout les violons ont pu développer plus facilement leur sonorité à Paris quand certaines attaques dans le suraigus à Toulouse étaient moins précises et plus tendues.
Paris. Salle Pleyel, le 6 avril 2013. Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908) : Interlude de la légende de la ville invisible de Kitège ; Serguei Rachmaninov (1873-1943) : Rhapsodie sur un thème de Paganini en la mineur, op. 43 ; Johannes Brahms (1833-1897) : Quatrième symphonie en mi mineur, op. 98. Nicholas Angelich, piano. Orchestre National du Capitole de Toulouse. Tugan Sokhiev, direction