L’Heure espagnole, œuvre comique et libertine, se voyait servie par la fine fleur du chant français, mais avec un rien de sérieux en trop là où on aurait préféré davantage de gouaille et de liberté débridée. Isabelle Druet croque la gourmande et malicieuse Concepción avec le naturel qu’on lui connaît, tant vocal que scénique. Toute en œillades fines et en sourires en coin, son incarnation fait écho à son émission vocale haute et claire, jamais grossie, presque parlée, qui lui permet de ciseler une diction parfaite, vertu essentielle ici.
Sortilèges ravéliens
Il en va de même avec le court mais impeccable Torquemada de Luca Lombardo, aux interventions malheureusement trop brèves, et le Ramiro de Marc Barrard, pourtant annoncé souffrant mais d’une efficacité redoutable. Tous deux démontrent avec brio ce que chanter français veut dire. Néanmoins, peut-être trop habitués à des rôles plus dramatiques, ils restent professionnels dans leur chant jusqu’à en oublier une pointe de fantaisie qui rendrait l’absence de mise en scène, handicap majeur de la version concertante – surtout pour un ouvrage aussi enjoué –, moins triste.
Frédéric Antoun s’en donne à cœur joie en Gonzalve poète et passionné jusqu’à l’outrance, mais il est souvent couvert par l’orchestre, et son émission manquant d’incisivité ne lui facilite pas la tâche, rendant par là même son texte difficilement compréhensible dans une salle aussi vaste. Même constat avec le Don Inigo Gomez de Nicolas Courjal, très drôle, mais cherchant souvent à trop chanter plus qu’à parler – mais, encore une fois, la raison doit probablement se chercher du côté de la taille de la salle –.
A la tête des forces lyonnaises, Leonard Slatkin, en amoureux du répertoire français, sculpte les timbres de belle façon avec une superbe précision, mais il fait souvent sonner son orchestre trop fort, couvrant ainsi les chanteurs et leur irrésistible texte.
L’entracte passé, on prend plaisir à réentendre ce petit chef-d’œuvre de sensibilité qu’est l’Enfant et les Sortilèges. Toutefois, on reste un peu sur notre faim, les chanteurs se révélant d’un format vocal beaucoup plus (trop ?) modeste. Dans le rôle de l’Enfant, Hélène Hébrard peine à exister, tentant de surjouer et de surarticuler ce que sa voix ne lui permet pas d’imposer, manquant souvent d’ampleur dans l’aigu et d’impact dans le grave.
Autoritaire Maman, Delphine Galou surprend dès ses premiers sons par le magnifique velours sombre de sa voix. Ensuite, on s’étonne du peu de volume de ses graves, qu’elle semble ne pas oser poitriner ou si peu – chose étonnante pour un contralto – alors qu’on imagine la beauté de son registre inférieur si elle en donnait la pleine mesure. Sa Tasse chinoise, fort bien réalisée au demeurant, tombe un peu à plat, manquant de délire comme trop solennelle.
Nicolas Courjal semble trouver avec le Fauteuil et l’Arbre un terrain plus favorable à l’épanouissement de son beau grain de basse et ses graves somptueux.
Voluptueuse Bergère, Julie Pasturaud laisse entrevoir, sur les quelques notes pleinement chantées que lui autorise sa partie, une large et belle voix de soprano grand lyrique – pourquoi a-t-elle été classée mezzo, mystère – qui ferait merveille dans les grandes héroïnes de l’opéra français. Elle se révèle en outre une Chatte féline à souhait, épatante de crédibilité dans des miaulements toujours très musicaux.
Marc Barrard, quant à lui, incarne une Horloge comtoise très efficace, quoiqu’un rien trop austère, mais s’accorde parfaitement à Julie Pasturaud dans un duo inénarrable, plein d’humour et de séduction.
Toujours doté d’une grande présence scénique, Jean-Paul Fouchécourt donne la pleine mesure de son talent dans la Théière, l’Arithmétique et la Reinette, qu’il caractérise chacune à la perfection, malgré un aigu qui s’émousse parfois.
Seule Ingrid Perruche déçoit légèrement, sa voix sonnant comme voilée, sans doute une méforme passagère.
Grande triomphatrice de la soirée, Annick Massis donne à tous, comme à son habitude, une leçon de chant. Les notes du Feu sont dardées avec insolence, riches et enveloppantes jusque dans le suraigu, et les vocalises déroulées avec une absolue précision. Seul le tempo trop retenu du chef l’empêche de flamboyer dans toute sa menaçante rage. Dans la Princesse, la soprano fait valoir sa ligne de chant parfaitement conduite, déployant lentement sa voix, comme aidée ici par la lenteur de la battue du chef, qui lui permet d’ancrer ses sons et de timbrer des piani jamais désincarnés. Et sa courte intervention en Rossignol lui permet de démontrer la précision de ses piqués. En trois rôles, comme un résumé de l’art vocal, dans une constante justesse de ton et une émotion à fleur de lèvres, celle d’une très grande musicienne.
Excellent Chœur Britten et une Maîtrise de l’Opéra de Lyon d’une précision exemplaire.
Dans cette seconde partie, l’orchestre et le chef semblent mettre un certain temps à trouver l’atmosphère et l’entente appropriées, comme un parfum onirique qui tarde à venir. Mais dès les accords du jardin, avec cette sensation d’espace, d’ouverture sonore et de dilatation de l’univers, parfaitement rendue dans tout son mystère – peut-être l’instant de la partition témoignant le plus profondément du génie de Ravel –, la magie opère enfin, et on se laisse happer tout entier, jusqu’à l’ultime « Maman » qui clôt l’œuvre dans un apaisement enfin retrouvé.
Paris. Salle Pleyel, 29 janvier 2013. Maurice Ravel : L’Heure espagnole / L’Enfant et les Sortilèges. Livret de Colette. Avec Concepción : Isabelle Druet ; Torquemada : Luca Lombardo ; Ramiro, l’Horloge comtoise, le Chat : Marc Barrard ; Don Inigo Gomez, le Fauteuil, l’Arbre : Nicolas Courjal ; Gonzalve : Frédéric Antoun ; L’Enfant : Hélène Hébrard ; Maman, la Tasse chinoise, la Libellule : Delphine Galou ; La Bergère, un Pâtre, la Chatte, l’Ecureuil : Julie Pasturaud ; Le Feu, la Princesse, le Rossignol : Annick Massis ; La Théière, l’Arithmétique, la Rainette : Jean-Paul Fouchécourt ; Une Pastourelle, la Chauve-Souris, la Chouette : Ingrid Perruche. Chœur Britten ; Chef de chœur : Nicole Corti. Maîtrise de l’Opéra de Lyon ; Chef de chœur : Karine Locatelli. Orchestre National de Lyon. Direction musicale : Leonard Slatkin