Sommet vivaldien à Nice
A l’intrigue étouffante d’où personne ne s’échappe, Pierre Audi souligne assez subtilement la part complémentaire de l’illusion: tout le palais d’Alcina est une succession de décors plaqués, immenses photographies en noir et blanc d’un ancien palais vénitien; où trône un immense lustre en pâte de Murano qui se fait monstre fumant quand Orlando se bat pour la belle Angélique.
La mise en scène est efficace, culminant surtout à l’acte III, quand tout décorum disparaît: reste une structure de briques nue, froide, dont l’espace dépouillé cite l’enfermement dont chacun souffre malgré lui; espace définitivement clos qui accentue la désespérance de chaque protagoniste. Au demeurant, ce dernier tableau est révélateur du génie dramatique de Vivaldi: il ne s’agit pas de restituer la part exotique de la fable et de la geste chevaleresque… Inspiré au plus juste par L’Arioste, Vivaldi nous immerge sans dilution ni écart, au coeur de la folie amoureuse, parvenant dans ce dernier acte, à un véritable prodige scénique et vocal (lire ci après notre développement) dont la production niçoise nous dévoile enfin la fulgurance.
Et quelle équipe! La cohérence domine. Champions de la vérité, habités par une sincérité rare, les 3 protagonistes convainquent de bout en bout, ciselant ce trio sublime, tragique et tendre, fantastique et désespéré, qui fait toute la réussite poétique de la partition. L’Alcina de l’américaine Jennifer Larmore éblouit par son chant souverain: vrai tempérament de tragédienne, la rossinienne multiplie ses accents expressifs, offrant une palette irrésistible entre domination, haine, amertume, solitude, enfin rage suicidaire… La voix est puissante, jamais forcée, admirablement souple et juste: Vivaldi peint 8 ans avant l’opéra Alcina de Haendel (1735), un portrait saisissant de la magicienne sur son île. Impériale à ses débuts, défaite puis trahie (par le faux amour de Ruggiero) : la femme s’effondre littéralement en fin d’ouvrage. Voilà une incarnation éblouissante par son fini et son investissement qui nous rappelle une autre grande tragédienne baroque: Lorraine Hunt! Et bien souvent, c’est Jennifer Larmore la vraie vedette du spectacle: Vivaldi comme Haendel aurait pu lui aussi, intituler son opéra, Alcina. La partition montre combien en voulant être maîtresse de l’amour, Alcina éprouve elle-aussi tourments et égarements, vertiges jusqu’à l’anéantissement.
A ses côtés, la québécoise, Marie-Nicole Lemieux s’engage sur le même mode: exaspération, délire, folie; chacune de ses apparitions monte d’un cran sur l’échelle de la déraison émotionnelle. Celui qui aime à tort la princesse chinoise Angélique, paye chèrement son désir: quand il découvre que c’est Medoro qui a conquis définitivement le coeur de son aimée, Orlando s’écroule lui aussi: proclamant vengeance et pourtant impuissant, le chevalier errant paraît en fin d’ouvrage, absent à lui-même, victime de l’amour, aigle sans élan, chevalier sans épée, marionnette sans nerfs… La performance est mémorable: dans son chant halluciné, Marie-Nicolas Lemieux fait entendre des hululements crépusculaires qui éclairent l’idée captivante d’un Vivaldi fantastique déjà préromantique, à la façon de Salvator Rosa.
Protégée d’Alcina, Angélique est de loin la plus perverse, mais curieusement la couleur que lui apporte Veronica Cangemi est celle de l’angélisme et de la suavité attendrie: voici le portrait d’une beauté qui n’analyse rien de ce qu’elle suscite autour d’elle; chacun de ses actes est couronné par l’inconséquence et l’ingénuité; pourtant c’est à cause de ses fausses déclarations et même son désir de nuire au chevalier éperdu (souhaitant même qu’il périsse dans la grotte) que Orlando vit un enfer. Si l’articulation reste imprécise, la ligne et sa rondeur convainquent là aussi, offrant de la princesse, un autre portrait tout autant trouble.
Ces trois là sont exceptionnels en tempérament, justesse, vérité. Vivaldi ne pouvait trouver meilleures interprètes. On reste plus réservé quant au Ruggiero de Philippe Jarroussky, psychologiquement moins abouti, préférant un style nettement et continûment décoratif, même si son premier air avec traverso obligé, ne manque pas de produire son effet: extase langoureuse d’un chant de séduction. On comprend qu’à son écoute, l’inflexible Alcina tombe net éprise, exprimant ensuite un chant de révélation et de pâmoison digne d’une jeune lolita! C’est alors que se produit un renversement capital dans la veine héroïque de l’opéra: Alcina prise elle-même dans les rets de l’amour, se voit non plus en dominatrice mais en victime douloureuse. Ceux auxquels elle dit « souffrir et se taire, voilà le véritable amour », pourraient bien être des frères en souffrance… La suite des événements lui rendra raison: cette prémonition que l’amour brûle, déchire, assassine les âmes, ronge et consume, se révèle ensuite dans toute sa froide horreur.
Palmes aussi à l’irlandaise Paula Murrihy qui remplace Romina Basso (souffrante) dans le rôle de Medoro, le rival d’Orlando: timbre somptueux et velours sombre donnent corps et chair au jeune homme qu’Angélique, pour mieux tromper Orlando, fait passer pour son frère!
Fureur noire d’Orlando
Le 3è acte est le plus déroutant … au diapason de la folie d’Orlando qui se dévoile dans sa réalité terrifiante. Le chevalier défait se met même à parler en français au comble de sa déraison émotionnelle… plus de décors illusoires singeant le palais d’Alcina mais une immense pièce aveugle, couverte de briques sans fenêtres: c’est la prison où tous se confrontent, prisonniers de leurs tourments. Les masques tombent, la magie d’Alcina aussi: le vide carcéral fait mieux entendre le chant d’une beauté exaltante, égale de la passion haendélienne, où Vivaldi se surpasse: chacun : Orlando, Angélique, Alcina (qui de fureur impuissante se suicide en jurant de déverser des enfers, ses furies vengeresses) se dévoile dans une solitude brûlée: l’orchestre étincelle d’éclats, d’éclairs, de tempêtes, de perles sonores, égalant les lueurs de Tiepolo, de Canaletto, atteignant à la poésie pure d’un tableau de Giorgione (on pense évidemment à la Tempête, La tempesta). Jean-Christophe Spinosi réalise des prodiges de nuances et de pianissimi expressifs, comme un peintre sur son métier… Tout Vivaldi est là, dans cette langue climatique qui cite la nature et les éléments déchaînés ou pacifiques… Les récitatifs sont également ouvragés: offrant une palpitante projection du livret.
Reconnaissons au chef, vivaldien reconnu et légitimement célébré, cette sensibilité supérieure faite poésie qui rétablit Vivaldi à sa juste place: digne pair du Rameau à venir (1733 avec Hippolyte et Aricie), grand rival de Haendel et comme lui victime des Napolitains à la fin des années 1730. Pour l’heure, nous sommes en 1727, jamais l’opéra Vénitien n’a ciselé avec autant de raffinement et cette audace vocale et instrumentale, les brûlures de la passion sombre et tragique de L’Arioste. Comment expliquer à la fin des années 1720, ce gouffre noir et cette tempête amoureuse? Venise, en perte de gloire méditerranéenne, qui perd peu à peu ses colonies et ses comptoirs, reconnaîtrait-elle dans les vers sombres et sans espérance de L’Arioste, le miroir de son propre destin ? Grandeur et décadence… et apothéose aussi: à Vivaldi, revient les honneurs d’avoir composé une musique captivante, d’accents et de fureur, dont le maestro français, mieux que nul autre, dévoile tous les joyaux enchanteurs.
Il n’est plus besoin de démontrer le génie lyrique de Vivaldi: la production qui triomphe à Nice nous le montre avec éclat. Viva Vivaldi et chapeau bas Spinosi.
Nice. Opéra, le 30 mars 2011. Antonio Vivaldi (1678-1741): Orlando Furioso, 1727. Marie-Nicole Lemieux, Orlando. Jennifer Larmore, Alcina. Veronica Cangemi (Angélique), Philippe Jaroussky (Ruggiero)… Choeur de l’Opéra de Nice. Ensemble Matheus. Jean-Christophe Spinosi, direction. Pierre Audi, mise en scène.
Spectacle événement, à l’affiche de l’Opéra de Nice les 1er, 3, 5 avril 2011.
Prochaine production événement à l’affiche de l’Opéra de Nice en mai 2011: Elektra de Richard Strauss, du 19 au 28 mai 2011. Dernière production lyrique de la saison 2010-2011, avec Larissa Gogolevskaia dans le rôle-titre, Ewa Podles (Clytemnestre), Manuela Uhl (Chrysothemis), Vadim Kravetz (Oreste). Jonathan Kent, mise en scène. Michael Güttler, direction.