jeudi 18 avril 2024

New-York, Metropolitan Opera. Le 18 octobre 2008. John Adams: Doctor Atomic. Gerald Finley, Richard Paul Fink, Sasha Cooke, Eric Owens. Alan Gilbert, direction

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Entrée triomphale
Doctor Atomic marque l’entrée attendue et triomphale de John Adams au répertoire du Metropolitan Opera. Peter Sellars devait y faire son grand début (New York le boude depuis plus de 20 ans) mais il ne rentre au MET qu’en qualité de librettiste d’Adams. Peter Gelb, directeur général de l’Opéra new-yorkais a parlé de « différences créatives incontournables» et confié une nouvelle production à l’argentino-londonienne Penny Woolcock, qui signe sa première – et remarquable – mise en scène théâtrale. Avec une distribution et un orchestre magistraux, le pari de rivaliser avec la création originale est non seulement rare dans l’opéra contemporain, mais Gelb l’a incontestablement gagné.

Laboratoire-ruche et lune métallique
La petite ville de Los Alamos surgit du désert du Nouveau Mexique dans les années 40 autour d’un laboratoire expérimental et un objectif hyper-secret : la préparation de la première bombe atomique et sa détonation sur Hiroshima et Nagasaki. Quand Doctor Atomic commence, avec l’extraordinaire ouverture de John Adams où bruits mécaniques, de sirènes, de radios et autres interférences, se mêlent à l’orchestre symphonique et renouvellent l’idée de la musique « mécanique » des années trente, une énorme table de Mendeleïev sert de rideau de scène. Le rideau fait place à un laboratoire-ruche à plusieurs étages dont les petites cellules abritent les activités bourdonnantes des scientifiques. A leurs pieds s’agitent les militaires et principaux caractères de l’opéra, J. Robert Oppenheimer et son collègue Edward Teller, qui s’opposent violemment sur les implications politiques, humaines et scientifiques de la décision de lancer la bombe atomique par surprise sur les objectifs japonais—ceux-ci apparaissent en projection sous la forme de cartes d’état-major. Si l’idée du décor de Julian Crouch n’est pas vraiment originale, son utilisation est ici très innovatrice et accroît tant la dimension mythique que historique de la mise en scène. Alors qu’Oppenheimer parcourt la scène de long en large, Woolcock relègue le jeune scientiste Robert Wilson dans l’étroitesse d’un cubicule supérieur, ce qui force le jeune homme à « jeter » sa pétition et la voir s’étioler pathétiquement aux pieds d’Oppenheimer. A d’autres moments comme dans les scènes domestiques entre Robert Oppenheimer et sa femme Kitty, les alvéoles de la ruche verticale deviennent des écrans qui se couvrent de dessins japonais ou d’équations qui se transforment en marques chaotiques d’électrons et noyaux atomiques—un superbe travail de video design par Fifty-Nine Productions. Plus tard, la ruche se remplira de Pueblo indiens qui, comme Pasqualita, la domestique de la famille Oppenheimer, nous rappelent que le drame de Los Alamos se joue à quelques kilomètres de sites indiens mythiques comme le canyon de Bandelier et ses kivas impressionnants. Pour les scènes du test atomique, au premier et deuxième acte, les deux sections du « mur » s’écartent et se couvrent de pluie pour révéler un paysage de tentes qui deviennent les montagnes de Sangre de Cristo, le site du test dans la tourmente de la nuit du 16 juillet 1945. Et c’est devant ce paysage évocateur que descend la bombe comme une grande lune métallique hérissée de senseurs électriques et que le personnel du laboratoire flirte pendant une projection du film Beau Geste de 1939 (la bombe comme équivalent du fameux bijou volé du script ?).

Le Prométhée américain
A la vision abstraite et symbolque de la production originale, celle de Peter Sellars enregistrée à Amsterdam (pour le DVD, voir classiquenews.com, 19.09.08: John Adams: Doctor Atomic, 2 dvd Opus Arte), Penny Woolcock—dont on se rappelera l’excellente adaptation cinématographique de The Death of Klinghoffer, également disponible sur DVD—offre une vision à la fois réaliste et métaphorique, dans l’ensemble efficace et très théâtrale. Le vide scénique de Sellars et les danseurs « particules atomiques » de Lucinda Childs sont ici remplacés par les permutations du décor qui commente l’action et ses sous-entendus scientifiques avec grande intelligence. Woolcock manipule parfaitement les personnages et en particulier les chœurs qui, contrairement à Sellars, sont numériquement importants et ont une place scénique prépondérante. L’agitation des techniciens, scientifiques, militaires et même d’autres personnages qui prennent constamment notes et apparaissent comme des journalistes, y est plus dramatique encore que dans la production de Sellars.
Les vrais contrastes entre les deux productions se retrouvent dans les scènes familiales au domicile d’Oppenheimer. Sellars y était remarquablement « domestique » et « middle-class », continuant l’étude de l’Amérique moyenne qu’il a peaufiné tout au cours de sa carrière. Woolcott a choisi une vision moins intime, plus distante : les hauts murs de la chambre, la pas de danse très « glamour » entre mari et femme, les robes très « modernes » de Kitty créent une ambiance qui renvoye directement aux peintures d’époque d’Edward Hopper—avec ses femmes élégantes mais aussi inquiètes, tourmentées, et tentées par l’alcool. Tout cela est un peu trop élégant, et peu réaliste au vu de la réalité suburbaine de Los Alamos. Mais, dans l’ensemble, la metteur en scène argentine sort grand vainqueur des défis posés par ce deuxième acte difficile à équilibrer entre « le domestique et le collectif ». Le « compte à rebours » qui précède le premier test atomique et qui termine Doctor Atomic est d ‘une telle tension théâtrale, visuelle et musicale, qu’il en devient presqu’insupportable—plus de 25 minutes d’une des musiques les plus intelligentes et émotionnantes jamais écrites par un compositeur contemporain.

Cette musique, toute en « piani » mais paradoxalement d’une grande violence, est inoubliable, comme le sont les paroles de la femme japonaise cherchant de l’eau après l’explosion pour calmer son enfant…. Et quand les chœurs se positionnent sur le front de scène et semblent interpeller les spectateurs, la fin du Götterdämmerung de Patrice Chéreau à Bayreuth vient justement à l’esprit. Il faut ici souligner l’incroyable collage qu’est le livret écrit par Peter Sellars, où des extraits de documents officiels du gouvernement américain et de rapports scientifiques se mêlent à des poèmes de Baudelaire, John Donne et Muriel Rukeyser, à des sections du Bhagavad Gita hindou, et autres chansons traditionnelles d’indiens du Nouveau-Mexique….

Alan Gilbert, qui prendra la direction du New York Philharmonic pour la saison 2009-2010, dirige cette remarquable partition de main de maître, arrivant à créer la tension la plus extrême dans les passages les plus lents et se jouant de toutes ses variations, quelles soient wagnériennes, handeliennes, ou franchement « adamsiennes » avec la même concentration. Seuls les chœurs décoivent un peu au début du premier acte avec des stridences dérangeantes qui semblent dues au choix de l’amplification. Gerald Finley domine le rôle d’Oppenheimer depuis la création à San Francisco en 2005 et sa performance atteint ici encore à sommet musical et théâtral. Woolcock ne change pas fondamentalement le personnage par rapport à la production de Sellars : le même homme jeune, élégant, cynique, avec ici un je-ne-sais quoi encore de plus « faustien », proche de se croire Dieu dans son grand aria « Batter my heart, three-person’d God » sur le texte du sonnet de John Donne. Richard Paul Fink (Teller), Eric Owens (le général Groves), et Thomas Glenn (le jeune scientifique Wilson), eux aussi membres de la distribution de la création, sont des chanteurs sans reproches, engagés et théatralement efficaces tout comme la Pasqualita de Meredith Arwady, le météorologue Frank Hubbard magistralement campé par Earle Patriarco, et la Kitty Oppenheimer de Sasha Cooke, intense mais qui manque du lyrisme de la créatrice du rôle (Jessica Rivera).
Ce Doctor Atomic marque un grand tournant dans la politique artistique de Peter Gelb, qui non seulement accueille au MET des mises en scènes plus audacieuses mais s’ouvre enfin aux oeuvres contemporaines. Gelb a ainsi confirmé la reprise de Nixon in China (dans la mise en scène originale de Sellars !) pour la saison 2010-11, la création mondiale du Daedalus d’Oswaldo Golijov en 2011-12, et de la Tempest de Thomas Adès l’année suivante. Suite à la malencontreuse démission anticipée de Gérard Mortier du New York City Opera, le MET se positionne donc comme le seul avant-poste de l’opéra contemporain à New York….

New York. Metropolitan Opera (en co-production with l’English National Opera). Le 18 octobre 2008. John Adams : Doctor Atomic, 2005. Avec Gerald Finley (J. Robert Oppenheimer), Richard Paul Fink (Edward Teller), Thomas Glenn (Robert Wilson), Sasha Cooke (Kitty Oppenheimer), Eric Owens (General Leslie Groves), Frank Hubbard (Earle Patriarco), Roger Honeywell (Captain James Nolan), Meredith Arwady (Pasqualita). Orchestre et chœurs du Metropolitan Opera, Alan Gilbert, direction. Mise en scène : Penny Woolcock. Décors : Julian Crouch. Costumes : Catherine Zuber.

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