lundi 5 mai 2025

Nantes. Théâtre Graslin, samedi 21 février 2009. Kurt Weill: Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny. Caurier et Leiser, mise en scène.

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Agonie de Mahagonny

Rappel historique: la production présentée par ANO (Angers Nantes Opéra) en ce soir de première au Théâtre Graslin, a déjà été créée à Lausanne, le 25 avril 1997. Plus de 10 ans après ses premières représentations suisses, la mise en scène du duo Caurier/Leiser a-t-elle conservé sa charge grinçante, son pouvoir ironique, son suc mordant? L’ouvrage est l’un des plus acides qui soient, en cela semblable à la précédente production présentée ici même en janvier dernier (Hydrogen Jukebox, 1990, de Philip Glass et Allen Ginsberg, produite en création française): s’agirait-il pour l’institution angevine et nantaise d’affirmer peu à peu sa volonté engagée et militante par le choix d’oeuvres dénonciatrices, d’autant plus opportunes dans l’époque trouble que nous vivons? La ligne artistique n’est pas sans nous séduire: elle inscrit le genre lyrique dans notre société, en une modernité critique et virulente.

A en juger par l’enthousiasme du public nantais, au terme du spectacle, la proposition a pleinement rempli son office, et convaincu les esprits. Comment oser parler encore (et très récemment dans un magazine spécialisé) d’opéra comme d’un genre mort et dépassé, ou même pourquoi encore (et toujours) s’étonner du succès des opéras du XXème siècle et des créations? Il suffit de recueillir partout en France la température in situ: l’opéra n’a jamais autant rempli les salles, y compris quand il s’agit de créations ou de spectacles inédits. Le fait que nous soyons à Nantes et non pas à Paris, prouve derechef, la vitalité stimulante des scènes en province.
S’agissant de Mahagonny, où réside la charge parodique et critique? dans son sujet principalement. Weill, très influencé par Brecht avec lequel il collabore étroitement depuis surtout l’Opéra de Quat’sous (1928), brosse le portrait scrupuleux de la fin de la civilisation quand une société neuve se livre sans mesure au profit et à l’argent, au détriment de toute valeur humaine.


Barbarie d’un monde déshumanisé

La lecture illustrative des metteurs en scène qui rétablit la violence et la barbarie de chaque tableau, -en s’écartant de toute anecdote creuse-, se révèle efficace et juste, en particulier dans la restitution des caractères: le trio des fondateurs, dominé par la veuve Begbick, matrone maquerelle éraillée (impeccable gouaille de Nuala Willis qui est autant actrice que chanteuse), chant tendre et plus humain des deux amoureux tragiques Jimmy et Jenny (Andrew Rees qui malgré quelques défaillance dans la tenue des aigus affiche une intensité ardente, et Elzbieta Szmytka, au relief vocal ourlé et mordant), bonté complice de Joe (sûreté de Frédéric Caton)… chacun apporte sa pierre à l’examen collectif, y compris le choeur, comme les musiciens de la fanfare de la 9ème Brigade légère blindée de Marine de Nantes, invités sur la scène à animer le bar de « l’Hôtel de l’homme riche« , où les escrocs organisés dépouillent chacun des bons gars venus s’y divertir…

On est immédiatement séduit par le choeur des prostituées menée par Jenny, à son hymne à la fois poétique (à la lune d’Alabama: Alabama song), mélancolique et désespéré; par l’arrivée des quatre bûcherons d’Alaska (Jimmy et ses amis, pleins aux as, c’est à dire prêts à se faire plumer). Malgré la disparité des tableaux, la vraisemblance psychologique apporte une évidente continuité dramatique d’autant que dans le rôle-central, celui de Jim Mahoney, Andrew Rees apporte une réalisation qui ne manque ni de profondeur ni de sincérité: contre le projet initial des trois fondateurs maffieux, il veut croire au miracle d’une ville nouvelle: plein d’innocence à son arrivée, l’idéaliste Jim est un héros rebelle, surprenant même, qui est vite dépassé par la machine qu’il contribue à mettre en marche: c’est bien lui qui appelle à l’absence de toute entrave, de toute mesure… aucune interdiction désormais, d’aucune sorte. Rien de mieux pour que le règne de l’argent souverain ne finisse pas imposer sa loi comptable et écraser tout individu qui se dresse contre son essor.

Opéra prophétique



Sur la scène, enseignes lumineuse et néons accrocheurs, profils de buildings, pancartes aguicheuses, ou dénonciatrices dessinent le cadre de Mahagonny, nouvelle Babylone et préfiguration de Las Vegas, cités illusoires, véritable pièges à pigeons. Rien n’y manque: prostituées faciles, alcool à gogo, match de boxe (et ses paris à l’issue fatale), alimentation gargantuesque: tout est là, à disposition, pourvu que le client paye comptant. La peinture est d’un réalisme écoeurant, barbare, déshumanisé. Brecht et Weill nous assènent un opéra nouveau genre, entre cabaret et songs populaires, servis par un orchestre spécifique, aux accords rauques et acides (où dominent bois, vents, cuivres et percussions). Au cours de la soirée, la direction de Pascal Verrot -directeur musical de l’Orchestre de Picardie- (avec lequel il dirige ensuite, après Nantes et Angers, la reprise de la production à l’Opéra de Lille, lire ci-après), se bonifie: sculptant avec un tempérament croissant la course à l’abîme: dans Mahagonny, n’y-a-t-il pas aussi allusivement « agony »? Même si la tornade qui devait souffler la cité trop fière, disparaît par miracle, l’issue de cette communauté dépourvue de toute humanité, – où chacun a perdu son âme-, ne peut être que fatale. Le regard des auteurs est cynique et sans concession pour leurs personnages.

Anticapitalistes, Brecht et Weill, déjà en 1930, élaborent une scène militante, humaniste, prophétique. En 2009, où l’on ne sait pas encore quand cesseront les conséquences, déjà catastrophiques sur le plan social, de la crise boursière de 2008, on ne peut qu’être saisis par la justesse du propos. Dans une scénographie intelligente, sans apprêt ni décalage, vérité et actualité de la partition de 1930 n’en sont que plus criantes. Chapeau bas.

Nantes. Théâtre Graslin, samedi 21 février 2009. Kurt Weill (1900-1950) : Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny (1930, Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny), opéra en trois actes sur un livret de Bertolt Brecht. Avec Nuala Willis (Léocadia Begbick), Beau Palmer (Fatty), Nicholas Folwell (Moïse la Trinité), Jenny Hill (Elzbieta Szmytka), Andrew Rees (Jim Mahoney), Eric Huchet (Jack O’Brien, Tobby Higgins), Frédéric Caton (Joe). Orchestre National des Pays de la Loire. Choeur d’Angers Nantes Opéra. Fanfare de la 9è Brigade Blindée de Marine de Nantes. Pascal Verrot, direction. Patrice Caurier et Moshe Leiser, mise en scène.

A Nantes et à Angers (Angers Nantes Opéras),jusqu’au 15 mars 2009. Production reprise à l’Opéra de Lille, du 3 au 9 avril 2009.

Illustrations: © Jef Rabillon pour Angers Nantes Opéra
1. Andrew Rees (Jim Mahoney)
2. Nuala Willis (Léocadia Begbick)
3. Les prostituées à l’Hôtel de l’homme riche
4. Décadence de Mahagonny: l’agonie finale des habitants

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