Les deux metteurs en scène ont en effet créé, pour le drame donizettien, un décor unique, conçu comme un tombeau, aux murs infranchissables se perdant jusque dans les cintres, aux teintes grisâtres, ne laissant apercevoir qu’un pan de ciel, un horizon jamais serein, jamais apaisé, sur lequel se projettent des images vidéos de lune et de mer. Ce dispositif scénique, à la fois simple et évocateur, permet de concentrer l’attention sur les personnages et les liens qui les unissent ou les séparent, notamment entre Lucia et Edgardo et, plus profondément encore, entre la jeune femme et son terrible frère Enrico.
Grandiose folie d’Isabelle Philippe
A la tête d’un Orchestre National de Lorraine en belle forme, le chef italien Gian Rosario Presutti, assistant d’Alain Guingal, dirige de main de maître cette représentation, sachant soutenir les chanteurs sans jamais les couvrir, très attentif à leurs inflexions en les suivant de près, et leur laissant ainsi une grande liberté musicale.
Belle prestation du chœur, très investi et d’une remarquable vivacité. Aux côtés d’une Alisa et d’un Normanno efficaces, saluons la performance remarquable en Arturo de Stanislas de Barbeyrac plein de promesses, à la l’émission franche et au timbre d’un beau métal.
En prêtre résigné mais tendrement paternel, la basse Nikka Guliashvili campe un Raimondo attachant et fait valoir la beauté de son timbre ainsi que la profondeur de ses graves.
Dans le rôle d’Enrico, archétype du baryton d’opéra, Olivier Grand est crédible grâce à sa voix sonore et mordante, l’aigu révélant cependant un vibrato tendant à s’élargir dangereusement.
Plein de fougue et d’ardeur, l’Edgardo d’Alexandru Badea, malheureusement, démontre une voix fatiguée, au médium grossi et engorgé, à l’aigu terriblement serré, n’ayant que peu à dire dans ce répertoire dont il ne maîtrise manifestement pas les règles.
Erreur de distribution d’autant plus manifeste que lui fait face la Lucia grandiose d’Isabelle Philippe.
Très attendue, cette prise de rôle se révèle un coup de maître, un défi remporté haut la main. Car manifestement, la soprano française a rêvé et pensé sa Lucia depuis longtemps, tant le résultat éblouit par son aboutissement, technique autant qu’artistique et musical.
Les premières phrases du rôle le laissent entrevoir dans sa voix : tout est prêt. Son « Regnava nel silenzio » le confirme, la technicienne surmonte tous les obstacles, permettant à la musicienne de faire vibrer et palpiter les sentiments et leurs couleurs. Le duo avec Edgardo est beau; la scène avec Enrico, intense et touchante.
La comédienne émeut, flamboyante et virevoltante dans sa robe blanche à la traine interminable, entre la femme et l’enfant, déchirée entre l’amour et le devoir.
Mais c’est avec la scène de la Folie que les sommets sont atteints. La ligne vocale est d’un contrôle absolu, déployant un legato de grande école. Les nuances semblent infinies, passant sans effort d’un forte riche et adamantin à un pianissimo suspendu et immatériel. Le médium est solide et corsé, alors que les aigus et suraigus traversent littéralement la salle, ronds et lumineux. L’agilité se déroule avec aisance, les trilles sont battus à la perfection. Isabelle Philippe, chantant comme dans un rêve, pousse le raffinement jusqu’à couronner la première partie de sa scène par un suraigu piano, stupéfiant. La cabalette prend son envol, ornée avec goût et élégance, culminant sur un nouvel aigu, puissant et étincelant, comme une délivrance.
Et tout cela, comme de bien entendu, loin de toute démonstration de virtuosité gratuite, avec une sensibilité exquise et une musicalité à fleur de peau, celles des artistes de haut rang. Une grande Lucia a vu le jour dans la cité messine.
Metz. Opéra-Théâtre, 28 novembre 2010. Gaetano Donizetti : Lucia di Lammermoor. Livret de Salvatore Cammarano d’après Walter Scott. Avec Lucia : Isabelle Philippe ; Edgardo : Alexandru Badea ; Enrico : Olivier Grand ; Raimondo : Nikka Guliashvili ; Arturo : Stanislas de Barbeyrac ; Alisa : Marie-José Dolorian ; Normanno : Paul Rosner. Chœur de l’Opéra-Théâtre de Metz. Orchestre National de Lorraine. Gian Rosario Presutti, direction musicale ; Mise en scène : François de Carpentries et Karine Van Hercke. Décors : Siegried E. Mayer ; Costumes : Karine Van Hercke ; Lumières : François de Carpentries ; Chef de chant : Nathalie Marmeuse