jeudi 28 mars 2024

Lyon, Salle Molière, le 8 janvier 2011. Ravel, Miroirs, Gaspard de la Nuit. Chopin, Mazurkas, Scherzo, Nocturnes, Polonaise. Abdel Rahman El Bacha, piano

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Abdel Rahman El Bacha, une autre voix, une autre attitude : le récital lyonnais (« Fortissimo ») a montré le pianiste franco-libanais dans toute sa rigueur pour un Ravel épuré, sans concession, austère et inquiet. Et pour un Chopin d’une beauté sonore qu’aucun alanguissement ne vient compromettre…


L’horloger suisse est un rêveur

Ravel qui est-ce ? Une émotion, une tendresse soigneusement dissimulées, « des canons sous des fleurs », comme disait Schumann de Chopin ? Non, plutôt « des fleurs sous le voile de la rigueur »… On entend cela, d’évidence, dans les « mouvements lents » du Trio ou du Concerto en sol, mais plus secrètement en « Miroirs » et même sous l’objectivité implacable de Gaspard de la Nuit. Et là, ce mélange d’admiration que nous éprouvons devant le « technicisme » d’un piano en feu d’artifice, et d’angoisse en recherche du propos (sur la mort ?) , bien peu de pianistes, fussent-ils virtuoses sans peur ni reproche, sont capables de nous y conduire, peut-être même parce qu’ils n’y songeraient pas. Or l’attitude gestuelle d’Abdel Rahman El Bacha – corps sans raideur mais aussi sans vibrato, visage presque lisse ne suivant qu’imperceptiblement l’avancée dans le temps de la partition – impose d’emblée une distance qui n’est pourtant pas verrouillage, et qui sied tant au rêveur d’apparence horlogère-suisse qu’affectait d’être Ravel. Mais là, non pas minimalisme théâtralisant et pince-sans-rire du contemporain Satie, plutôt dignité prémonitoire d’un créateur qui passera ses dernières années dans l’emmurement progressif de l’esprit, d’une volonté qui vivra impuissante le désastre.

La dilatation de la houle

Ainsi avons-nous assisté, fascinés, à cette morale de tension respectueuse d’un interprète à l’intérieur des deux recueils capitaux qu’il élucide et transmet. Les Miroirs y retrouvent mieux leur unité d’apparence si élégamment brisée. Aux Noctuelles, A.R. El Bacha donne d’emblée le mélange de furtif, d’imprévu, de coupures brutales, d’accelerandi ouvrant sur une pause énigmatique. Les Oiseaux tristes sourient tout de même en un paysage que décrivait au XVIIe Théophile de Viau : « Dans ce val solitaire et sombre, Un froid et ténébreux silence… ». Pour la Barque sur l’Océan, il est rare et précieux que le pianiste fasse « voir » et comprendre à ce point l’horizontal et le vertical qui font monter en surface le mouvement de « la mer aux entrailles de raisin, et la dilatation de la houle » que chantent si magnifiquement les Cinq Grandes Odes de Claudel. Sans pléonasme gestuel et avec discrétion, le buste du pianiste se prend alors à « murmurer »cela derrière le clavier….Ce ton général si juste trouve son achèvement dans le triptyque de Gaspard, exalté autant que maîtrisé, conquis sans lutte athlétique contre les diaboliques pièges d’écriture. On est d’abord convié comme par Aloysius Bertrand : « Ecoute, écoute, c’est Ondine qui frôle de ces gouttes d’eau les losanges sonores de la ta fenêtre » : « giboulées » de l’esprit et des mains qui éveillent le grand orgue de la nature avant de rejaillir en se dispersant. Puis la vision d’un Gibet qui « saisit le vif » et par là même une essence de la mort. Enfin, tout ce « que Scarbo marmottait la nuit précédente à l’oreille » : et nous entrons en dialogue effrayé avec le nain railleur, sa méchanceté calculatrice, sa fureur culminante, ses silences qui interrogent dans le vide. Le visionnaire-pianiste est à l’œuvre, impavide, comme doppelgänger ( double) du cauchemar qu’il relate avec tant de précision.

Oui, ç’aura été…

Et dans Chopin cela cèdera la place – ou fera un peu de place ? – à davantage d’humaine souplesse, évidemment hors de tout relâchement sentimental. Trois mazurkas – l’aristocratie des salons d’une Capitale, pas les hobereaux en quelque « évêché crotté » des campagnes, méprisé par Chopin -, et d’emblée passe une nostalgie de l’exilé : ne serait-ce pas un rien d’identification libanaise à la douleur inguérissable du pays quitté ? Regard de Chopin sur les lacs mazuriens, leurs eaux grises, regard d’A.R.El Bacha s’attardant vers les eaux scintillantes, bleu et or, de la toujours mouvante Méditerranée ? La 3e de cet op.59 est admirable de « ç’aura été », avec sa brisure sur le silence. Dans le 4e Scherzo, ce serait « A moi. L’histoire d’une de mes folies », ou bien une pensée brisée sans que pourtant, comme dans les 3 premiers Scherzo, la violence s’impose : éléments disjoints, presque un montage-collage de disparates (que l’on songe au titre de Goya…) où peut surgir un écho de « la plaintive élégie en longs habits de deuil ». A l’inverse, les deux Nocturnes de l’op.62 :écoute de soi-même, les voix intérieures, la fragilité de ce qui revient à la surface, puis soudain se trouble et s’irrite, un chant qui se solennise par son recours au passé, enfin une magique raréfaction du son…Est-ce un hasard qu’Abdel Rahman El Bacha conclue son parcours en Chopin par la 5e Polonaise, qui le montre plus visiblement frémissant d’une victoire sur l’être, sur le destin, et porteur d’une question obstinée : qu’est-ce que le légendaire d’une nation divisée, ou brisée par le malheur ? L’ostinato rythmique s’en vient longuement buter sur une formule obsessive – un long sillon fermé de désespoir -, comme s’il n’y avait pas d’issue au combat. Et si c’était vrai, si certains peuples étaient condamnés par quelque Décret auquel nul héroïsme ne les pourrait faire échapper ? Puis une danse nostalgique vient répondre en éclaircie, avant que les accents de l’énergie ne déferlent, puis en s’éteignant, ne lancent un ultime accord dans l’aigu.

Paradis perdu

C’est enfin comme un troisième pianiste revenant pour des bis qui, annonce-t-il, sont « de ma composition ». On est surpris, charmé, un peu ému d’y écouter une voix nostalgique des écritures romantiques en plein XXIe, une plainte chopinienne ou russe. Cette musique a ses accents de note (et fleur ?) bleue, un archaïsme d’innocence et un sourire perdus dans l’espace des souvenirs, en quête de quelque paradis perdu d’innocence. Nulle forfanterie d’ego, bien sûr, après tant de science rapportée de chez les Grands Autres. Juste le court espace-et-temps d’être soi, à découvert et dans la complicité attendrie de celles et ceux qu’on a entraînés dans les si rudes paysages de la glorieuse antériorité.

Lyon. Salle Molière (Concerts Fortissimo), samedi 8 janvier 2011. Ravel (1875-1937): Miroirs, Gaspard de la Nuit. Chopin (1810-1849): 3 Mazurkas, 2 Nocturnes, 4e Scherzo, 5e Polonaise. Abdel Rahman El Bacha, piano.

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