Les lieux où est donnée la musique ancienne ne sont pas indifférents : à Lyon, le Musée des Tissus et des Arts Décoratifs constitue un cadre idéal, d’autant qu’il abrite un clavecin XVIIIe de Donzelague, remarquablement restauré. Les concerts n’y sont plus fréquents comme naguère, et celui d‘un duo de l’Ensemble Céladon (Paulin Bündgen, Caroline Huynh) aura enchanté en voyage européen les auditeurs privilégiés de ce dimanche matin…
Précieuse Astrée
« Savez-vous bien ce que c’est qu’aimer ? C’est mourir en soi pour revivre en autrui ; c’est ne point aimer que d’autant que l’on est agréable à l’objet aimé, et bref c’est une volonté de se transformer. » Le Saint Patron de l’Ensemble Céladon, Honoré d’Urfé (« l’Astrée ») , disait cela de si harmonieuse manière qu’il n’y « aurait rien à retrancher », et que les lointains du beau et vrai langage s’en trouvent très rapprochés, annonçant leurs tardives et délicates adaptations dans le cinéma d’Eric Rohmer. Et en des lieux très préservés de l’agitation urbaine – de surcroît un dimanche de juin -, comment rêver à meilleure proximité avec la poésie en musique ? Pourtant à Lyon (et ailleurs, donc !) connait-on bien assez le cadre du Musée des Tissus et Arts Décoratifs, ce bel hôtel du XVIIIe, l’élégance de ses hautes façades, ses platanes dignes d’une Provence pas si lointaine, et son dédale intérieur ? Fut un temps où certaines associations célébrant la musique ancienne y entrainaient un public fervent, et puis – pour des raisons enchevêtrées -, la source est devenue parcimonieuse. C’est d’autant plus navrant que le Musée possède un joyau de la Couronne baroque, cet admirable clavecin XVIIIe signé Donzelague, qu’on jouait naguère en un petit salon encore plus intime : le voici désormais en une assez vaste salle, plus impersonnelle, mais où on accède en passant devant quelques vitrines qui protègent des pièces sur le bord de l’effacement ; ce sont là comme nuages effilochés de tissus abrités de lumière vive et de passage sans pitié de Chronos, lambeaux en accord avec ceux qui dans le ciel trop bleu de ce matin font présager l’orage vespéral… Un tel cadre porte le critique à la métaphore, mais je suis sûr que si vous vous étiez joint à la (trop ?) petite troupe des spectateurs, vous céderiez à l’envie d’ « astréiser » un brin.
Music for a while et barricades
Donc, ce dimanche matin, du côté de chez les Coptes, les Sassanides et les Byzantins, on pouvait écouter un inspiré duo (Ensemble Céladon) pour voyage en baroquie, le contre-ténor Paulin Bündgen, la claveciniste Caroline Huynh Van Xuan. Le chanteur, à la voix si clairement souple et passant avec grâce en tous styles, climats et langages, a aussi du goût pour une pédagogie cordiale et simple, et il présentera le périple qui part d’Angleterre et finira par y revenir. Purcell d’abord, sa magie de calmes mélismes d’une « musique pour un moment », puis les vocalises bondissantes vers les étoiles d’une constellation(« Upon the dog star »). Passage en France, la claveciniste – gracieusement habillée avec l’un de ces vêtements très « route de la soie » qu’elle pourrait avoir emprunté au Musée et qui sont sa culture – fait franchir les « Barricades mystérieuses », avec lenteur méditative, d’une coulée dont le corps souligne discrètement la navigation cherchant ses routes un peu ombreuses. Puis avec Lully, chant et clavier s’engagent en rhétorique amoureuse un rien forcée : dans le couloir n’y avait-il pas une veste persane du XVIIe pour que M.Jourdain puisse endosser sa dignité de Mamamouchi ? Et on revient au fluide Bien Tempéré (1er Prélude), qui à l’orée de J.S.Bach sied si bien à C.Huynh, avant l’austérité d’un Schütz sur fond de guerre et de malheur des gens.
Saxon de merde et prêtre putassier
P.Bundgen s’amuse à croquer le vif instantané d’une jeune fille qui se moque sur la place ensoleillée d’un village espagnol, puis on entre en église italienne – la gravité d’un madrigal de piété, de Maurizio Cazzati, les Céladon ont révélé les chants de ce baroque en un cd.ARION de 2007, -et via Frescobaldi, on tient le fil jamais rompu d’une tension amoureuse sur ostinato qui entre vaillance et gravité signe la passion multiforme de Monteverdi. Un larghetto timide, hésitant jusqu’au trébuchement d’une mélancolie qui se souvient, chez Domenico Scarlatti, et une excursion chez Haendel-Italien. Pour la Sarabande, P.Bündgen fait jouer à la devinette filmique – seuls les spectateurs d’un certain âge repèrent Barry Lindon, comme le temps passe et n’est guère « galantuomo » ! -, évoque « le clair obscur, clé du baroque », avant de se lancer à la poursuite virtuose d’une cantate (« Ho fuggito amore ») que « ce Saxon de merde » écrivit en Italie pour épater ses complices, Antonio, « le prêtre putassier », et Il Manifico Domenico à l’Ospedale della Pietà (le contre-ténor, trop distingué, a dû ici oublier de citer « Concert Baroque » d’Alejo Carpentier, et nous renvoyons le lecteur à ce génial imaginaire récit post-baroque). Enfin, retraversée du Channel pour recevoir au visage la fraîcheur d’un chant traditionnel irlandais, et c’est « toujours le vent », portant la nostalgie océanique, que l’adaptation du chanteur et un postlude au clavecin étirent délicieusement. Difficile de partir si vite, alors un bis de « Rinaldo » qui laisse en suspens la mémoire de sa plainte harmonieuse… Puis on va vers l’estrade, on s’attarde encore à parler avec les musiciens, on admire la peinture du couvercle levé de ce Donzelague qui fait venir d’ horizon bleuté un cortège d’amours potelés, un palmier au premier plan évoque Le Bernin à la Fontaine Navone, et un parc aux frondaisons tumultueuses rappelle que le bon Fragonard n’est pas loin. Ainsi vont les jolis dimanches en Presqu’Ile, ainsi s’égouttent les minutes d’un temps soustrait sans tumulte, car parfois la musique ancienne a de ces grâces qui fugitivement nous soustraient au tragique des temps.
Lyon. Musée des Tissus et Arts Décoratifs, le 6 juin 2010. De Purcell à Monteverdi, Couperin et Haendel. Ensemble Céladon: Caroline Huynh Van Xuan (clavecin), Paulin Bündgen(contre-ténor).
Illustration: Paulin Bündgen © C.Banchetti (DR)