lundi 5 mai 2025

Lure. 14 ème Festival Musique et Mémoire (70), le 21 juillet 2007. Voyage en Italie. Les Cris de Paris, Geoffrey Jourdain

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Portés par un enthousiasme et une jeunesse aussi franche qu’articulée, le choeur qu’a créé en 1998 et que dirige Geoffroy Jourdain, Les Cris de Paris, se montre ce soir à la hauteur de leur réputation. Qu’ont-ils de si distinctif? Une délicatesse de ton, une énergie furieuse, un tempérament conquérant qui, en projetant un verbe ciselé, communique au public la passion de la poésie. Poésie musicale autant que vocale et même linguistique car pour son « voyage en Italie », sous le sceau d’un amour extravagant (O stravaganze d’amore selon le madrigal initial de Luca Marenzio d’après Rinuccini), le mot, -acte vocal autant qu’action musicale-, est au centre d’un récital jubilatoire. S’il y a voyage dans le temps, de la Renaissance aux Italiens et aux Français contemporains, un thème surgit emblématique de cet accomplissement, la lune. Vision nocturne, climats secrets, suspendus flottants, mais aussi à l’expressivité mordante, la palette sonore que maîtrise le choeur de chambre, traverse son programme avec délectation.

Action poétique

Autant dans la langueur murmurée et suggestive que dans la clameur crépusculaire, l’incise solistique du mot comme le jeu des réponses dialoguées, des échos, des plans étagés ciblent juste, avec une ardeur épanouie. Les 30 chanteurs des Cris de Paris (au demeurant parfaitement atténués, alchimistes du forte comme du pianissimo) captivent leur audience sous la voûte de l’église Saint-Martin de Lure.
Geoffroy Jourdain que l’on connaît dans la Capitale où il co-dirige le choeur de l’Orchestre de Paris, s’ingénie dans l’expressivité communicative, comme un fauve élastique. Bondissant et habité sur son estrade, le jeune chef obtient quasiment tout de ses choristes. A choristes, nous préférons le vocable « vocalistes », tant la prosodie évocatoire, l’incantation des voyelles, la générosité éruptive des consonnes savent transcender les textes. Or le verbe est ici fondateur d’un récital qui puise tout d’abord son origine dans la peinture madrigalesque de Marenzio, un précurseur de Monteverdi, et comme lui, poète du geste vocal, expert même des images musicales. Le madrigaliste du XVI ème siècle nous parle des extravagances de l’amour dans « Donne, il celeste lume » (Dames, la céleste lumière…). Brûlures d’amour, oraison flamboyante des mots qui se font geste et action… On fut surpris au départ qu’un choeur d’église accueille les hymnes de l’amour païen mais quand résonnent les invocations à la lune de Pizetti, d’après Alcyone de D’Annunzio (Cade la sera, 1942: « le soir tombe ») où le motif florentin convoque les peupliers sur l’Arno, jamais la ferveur du public ne fut plus concentrée, partageant avec les chanteurs l’éblouissement des visions suscitées par le poète. L’offrande suggestive se poursuivait, tout aussi accomplie, avec, d’après Sappho (VII ème siècle), « Il giardino d’Afrodite » (1962), d’ailleurs bissé au terme du voyage: la science des colorations vocales restitue ce bouquet de fleurs, de parfums , de saveurs tressés à la déesse, maintes fois invoquée/prononcée, « Cipryde ». Les courbures du poème distillent un érotisme à peine voilé, comme Picasso et ses natures mortes à clés. Puis, vint un autre poème à la lune, d’après Sappho: « Piena sorgeva la luna« , Pleine la lune se leva… hymne extatique aux émerveillements crépusculaires.

Tonalité drammatico-ironique

Pour rompre les sortilèges vénéneux, il fallait bien le ton drammatico-ironique d’Il Coro delle Malmaritate de Michelangelo Buonarotti il Giovane (1933) mis en musique par Luigi Dallapiccola: mise en garde à l’adresse des époux naïfs, piégés par des beautés « infernales ». Les cinq tableaux-portraits de Goffredo Petrassi (mort en 2003) sont, plus loin dans la projection cynique et mordante, une arène désignée pour que s’accomplisse le relief âpre et piquant du verbe vocal. Précision des attaques, ciselure des accents, coupes précises et même ivresse grotesque proche de la comédie sanglante, picaresque et amère: tout s’enchaîne crescendo furioso, vers le poème conclusif de la vecchia meurtrière, qui se servant « de sa canne comme d’une lance, tabassa toute l’assistance »!

Français madrigalesques

Aux Italiens fondateurs du geste vocal, répondent les Français tout autant peintres et poètes. C’est, aux côtés de l’admirable performance du choeur, l’enseignement du récital. Composé « in memoriam Federico Fellini », L’Infinito (1993), d’après Canti de Leopardi, convoque à nouveau la lune « silencieuse », en un hymne nocturne aux vagues murmurées sidérantes. Les Cris de Paris, portés par l’agilité explicite, articulée et dramatique, de leur chef ont exprimé ce voile onirique, hypnotique, envoûtant, vertiges de la contemplation lunaire où se fondent et le silence, et la mort, et l’anéantissement consenti. Par ses climats extatiques, ses chants blessés, secrets, la partition de Philippe Hersant (né en 1948), était la pièce la plus bouleversante du programme.
Le dernier poème n’était pas le moindre. Pour conclure, Geoffroy Jourdain a dirigé une partition qui est une commande des Cris de Paris et qui lui est dédiée: Capitolo Novo de Julien Copeaux (1972-2003), d’après La Vita nova de Dante Alighieri (2001). Le poète perdu, égaré, se parle à lui-même (ténor solo). Il tente de se raisonner malgré ses larmes endeuillées par la mort de sa dame. Stratification poétique (chant du ténor, chant du choeur), volupté angoissée, à la fois énigmatique et halluciné du texte: les Cris de Paris se montrent experts dans l’articulation des visions déchirées, des résonances intimes, du tiraillement, entre méditation tragique et action radicale, sombre et sublime expression d’un coeur pur qui soupire...
Comme à son début scénographié, où le choeur investit le chevet de l’église en procession, la conclusion dévoile sa « sorpresa »: quatre chanteuses s’écartent du groupe vers les spectateurs et les invitent à proclamer en une stance collective le titre du récital: « stravaganza d’amore »... Moment suspendu où c’est tout d’un coup, l’ensemble de la nef qui semble palpiter en un seul corps/coeur.

Lure. Eglise Saint-Martin, le 21 juillet 2007. « O stravaganze d’amore, Le voyage en Italie ».
Luca
Marenzio (ca. 1553-1599)
: Donne il celeste Lume. Ildebrando Pizzetti
(1880-1968)
: Cade la sera (1942), Il giardino d’Afrodite (1962), Piena
sorgeva la luna (1962).
Luigi Dallapiccola (1904-1975): Il coro delle
Malmaritate (1933).
Goffredo Petrassi (1904-2003): Nonsense (1952).
Julien Copeaux (1972-2003): Capitolo Novo (2001). Philippe Hersant (né
en 1948)
: L’Infinito, in memoriam Federico Fellini (1993). Chœur de
Chambre Les Cris de Paris. Geoffroy Jourdain
, direction

CD
Naïve a publié un album emblématique du travail des Cris de Paris, et dédié à l’oeuvre chorale de Thierry Machuel, « Psalm ». L’auditeur se penchera en particulier sur le dernier cycle en 7 stations, d’après Jiv, textes d’Ossip Mendelstam, poète polonais né à Varsovie en 1891 et mort en déportation en décembre 1938, victime du système tortionnaire stalinien. C’est la plainte hallucinée d’un condamné qui brûle sans prière.

Crédits photographiques
© David Tonnelier pour classiquenews.com

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